
C’est ce qu’on appelle le Mexique profond. Perdue entre les plages atlantiques et la côte caribéenne, à la frontière guatémaltèque, se niche la région rebelle du Chiapas. Agriculteurs et sylviculteurs se partagent cet État intense dans lequel on s’est enfoncé plus qu’aucun autre voyageur.
[Récit de notre voyage dans le Sud Chiapas du 2 au 7 octobre 2020]
Aux confins du Mexique, à l’extrême sud du pays se cache la sauvage Comitán de Domínguez. Grosse ville du Chiapas de 120.000 habitants, elle ne compte qu’un hôtel correct situé dans la galerie marchande de l’unique supermarché du centre. Un long couloir nous conduit à un comptoir qui fait office de réception. Derrière, une jeune fille. Dessus, un flacon de gel hydroalcoolique. La clé sort de derrière le bureau. Pas les yeux. Nous nous lançons à la recherche de notre chambre : au 2e étage d’un bâtiment organisé autour d’un patio couvert.
Camaïeu de gris
On réserve pour deux nuits. On pense que c’est trop juste : on découvrira que c’était peut-être déjà un peu trop. Le centre-ville se découvre sous le crachin. La pluie et le froid du Chiapas nous ont suivi depuis San Cristobal. Mais quand la foule colorée animait la vieille cité coloniale, Comitán de Domínguez se pare de son plus beau camaïeu de gris autour de sa place centrale vide.
Ce qui est fou, c’est que malgré cette première impression tristoune, le zócalo de Comitán est l’un des plus colorés que nous aurions pu voir. Mais il y a un mystère dans cette ville qui rend tout moins bien. Le visage des habitants est fermé voire hostile : c’est la première fois que nous devons quitter un marché à cause du regard réprobateur des clients et des commerçants. Nous n’avons pas compris. Ou peut-être trop bien.
Le Chiapas se vit comme une entité autonome. Nous vous en parlions dans le post précédent, c’est ici que naquit la guérilla du sous-commandant Marcos. Les Zapatistes sont ici des héros. Nous sommes au plus près des villages autogérés. De fait, nous nous trouvons dans une région qui a une répulsion pour les gringos, le surnom péjoratif attribué aux Américains. Alors, avec nos baskets et nos cheveux clairs, parfois avec une casquette à l’envers, on pourrait, par mégarde, nous prendre pour des Étatsuniens.
Chiffons au Chiflón
Déjà, depuis quelques étapes, on entendait derrière notre dos l’invective « gringos ». Parfois, c’est même devant nous, en toute impunité, que l’on pensait nous insulter. Les Mexicains savent bien que la plupart des Américains ne parlent pas espagnol. Mauvaise pioche : nous sommes Européens et on comprend la langue de Cervantes. Alors quand on le pouvait, on corrigeait et lorsque nous disions que nous étions Français, les visages s’éclairaient et des excuses fusaient.
Néanmoins, l’ambiance à Comitán ne prêtait pas au dialogue. Ce n’était pas lourd. Ce n’était pas pesant. Mais ce n’était franchement pas « accueillant ». On peut prendre un verre en terrasse. On peut manger. Les restaurateurs sont, eux, contents de voir des clients. Les mariachis aimeraient bien qu’on leur demande une sérénade. Mais pour le reste, nous garderons un sentiment d’inachevé.

On nous avait aussi vanté la beauté d’El Chiflón. Rien que le nom nous donnait envie. El Chiflón, c’est un site prisé par les habitants du Chiapas. À une quarantaine de kilomètres de Comitán, nous nous rendons donc à El Chiflón. Et El Chiflón c’est quoi ? C’est une série de cascades. Voilà dans quel état nous nous trouvons pour être excités à l’idée de découvrir des cascades. Bon. C’était des cascades. Très belles, hein ! Il y en avait même sept. Rien que ça. On s’est bien fait mouiller par la dernière d’entre elles, la plus spectaculaire, le Velo de Novia (le Voile de la mariée).
Douche naturelle
Il faut dire que haute de 120 mètres et soumise au vent, elle chasse ses gouttes sur plusieurs dizaines de mètres. Evidemment, nous n’avions pas mis nos K-way. Evidemment, on s’est retrouvé trempé jusqu’aux eaux. Le ciel gris ne nous a pas permis de sécher aussi rapidement qu’espéré. Et c’est torse nu, pour éviter d’attraper froid, que nous redescendons le kilomètre qui nous sépare de la route.
Le plus triste dans tout ça, c’est que : 1/ Le site était vide alors qu’on y était un dimanche, jour privilégié en temps normal par les Mexicains pour venir pique-niquer au bord du rio San Vicente et que 2/ Il faisait moche. Des hôtels abandonnés jalonnaient le chemin conduisant au site. Des tyroliennes attendaient désespérément des clients en baudrier. Et nous devons passer encore une soirée à Comitán… Heureusement, on a réussi à dégoter un bon resto, un peu chic car la ville se veut tout de même bourgeoise sans être capitaliste. Ça nous va aussi.

Et c’est vrai que les plats proposés par Ta Bonitío étaient extrêmement agréables : produits du terroir jusqu’aux grosses fourmis qu’on appelle ici « hormigas culonas » (littéralement les « fourmis à gros cul »), tout était fin et équilibré. Ce restaurant nous a réconciliés avec Comitán que nous quittons le cœur léger le lendemain matin, à la première heure.
Dans une cabane de Montebello
Direction le lago Montebello. Là encore, le nom enchanteur nous a tout de suite fait chavirer. Rappelons que nous ne devions pas, à l’origine, nous enfoncer aussi profondément dans le Chiapas. Mais maintenant qu’on y est, on y est. Impossible de faire demi-tour. Ce n’est pas Wollanup comme dans le roman de Douglas Kennedy, mais au Chiapas, par manque d’infrastructure, une fois que l’on s’engage dans une direction, il n’y a pas d’autre échappatoire que d’arriver au bout ou bien de faire demi-tour. Et comme notre seule règle de ce tour du monde est de ne jamais revenir sur nos pas, eh bien on continue et on avance.
Alors nous voilà arrivés à Montebello. Non, nous n’avons pas franchi l’Atlantique en bus pour nous retrouver en Italie, Montebello est bel est bien au Mexique. Au fin fond du Mexique même. Quasiment au Guatemala. Il s’agit d’un site là aussi prisé des habitants du Chiapas qui viennent y passer quelques jours en fin de semaine au bord de cette succession de lacs entourés de forêts et de collines basses. L’endroit nous fait penser à ces paysages nord-américains où un caribou pourrait sortir à tout moment d’un fourré. Ou, de manière moins idyllique, aux lacs d’Ozark.

Nous avons loué une cabane au bord du lac principal, le Tziscao, du nom du village voisin (ou l’inverse). Le mini-van nous dépose à 3 km de là. Nous traversons donc le bled à pied. Les rues sont quadrillées : nous ne pouvons pas éviter les montées en ligne droite (et presque à la verticale) et les descentes d’autant plus périlleuses. Le sol est brut : du sable et de la terre poudreuse. Il a plu et les moindres nids de poule se transforment en nouveaux lacs non encore recensés.
Privés d’électricité
Nous arrivons à notre quartier situé littéralement les pieds dans l’eau. La jeune fille que l’on semble sortir de sa torpeur nous accueille gentiment. Elle nous donne une clé, entre dans la cabane devant nous pour vérifier que le ménage y a bien été fait. C’est bon, c’est chez nous ! On sera seul durant les 2 jours qui suivront. Seuls au bord de ce lac du Sud Chiapas. Le soir, un orage résonne vers les 19 heures, nous privant de toute électricité jusqu’au lendemain midi (donc ni lumière ni eau chaude cela va sans dire). Papa, maman : voilà pourquoi on ne pouvait plus vous répondre sur WhatsApp pendant ces quelques heures !
Le lac était censé changer de couleur à chaque heure de la journée suivant les variation de la température ou des passages nuageux. Oui. Bon. On a vu plusieurs nuances de bleus et de verts. Pas de quoi rester pour autant les yeux fixés sur l’étendue d’eau toute la journée. Alors, comme on l’avait repéré sur Google Maps, la principale attraction de ce site sauvage et désert c’est sa proximité avec la frontière guatémaltèque. On n’est qu’à quelques mètres de la patrie de Rigoberta Menchú. Alors allons-y !

On contourne le lac par le sud, on passe à travers quelques plantations de cacao (le Chiapas est l’une des grandes régions productrices) et on arrive devant une baraque qui fait office de dernière épicerie du Mexique avant le Guatemala. Plus loin, c’est au tour du dernier resto du Mexique. Tenu par une mère de famille et sa gamine, on s’y arrêtera au retour (et malgré la rusticité du lieu et du repas, on nous aura fait payer un prix très frontalier ; comprenez, plus cher qu’ailleurs). Enfin, la frontière ! Même au milieu de nulle part on y trouve des boutiques bien achalandées de produits guatémaltèques (ponchos, t-shirts « I love Guatemala », objets « artisanaux typiques », cigarettes, bières…).
Passage « clandestin »
Un petit lac fait la jonction entre les deux pays matérialisée par une série de poteaux sur la rive et de bouées sur le plan d’eau. Un obélisque marque le changement d’État. Deux drapeaux. Et nous voici au Guatemala. Un petit village s’organise le long d’une rue. Nous ne connaissons pas son utilité économique. Aucun moyen de le rejoindre en voiture. La prochaine ville guatémaltèques est à près de 100 km de là. Mis à part pour la contrebande, on ne comprend pas très bien sa position. D’autant qu’aucun policier, aucun militaire ne nous a arrêtés à la frontière. Les forces de sécurité des deux pays savent probablement qu’il n’y a ici plus aucune issue.
Nous sommes arrivés au bout du bout, les pieds dans la boue, de l’autre côté, plus au Mexique mais dans un pays qui, si on poursuit plus loin, ne nous offrira que montagnes, forêts et sentiers mal dégrossis. Nous rentrons à notre cabane. Et nous nous réveillons le lendemain matin sous une chape de brouillard. Il ne fait pas froid, mais on ne voit plus le Tziscao. On a bien fait d’étudier ses changements de couleurs la veille car c’était, sans le savoir, la dernière fois qu’on pouvait les voir. Nous retraversons le village jusqu’au crucero (le carrefour) où nous attendons un éventuel moyen de transport (mais lequel ?) pour nous rapprocher de notre prochaine étape. Improbable. Son nom : Reforma Agraria.

Oui, le village s’appelle Réforme Agraire. Une dénomination qui nous rappelle l’époque révolutionnaire, en France, quand on rebaptisait certaines villes pour leur donner un sens plus républicain (Lyon s’est ainsi appelée « Commune-Affranchie »). Bref, nous devons rejoindre Reforma Agraria qui se trouve au milieu du Chiapas, sur une route, oui, on la voit sur Google Maps, mais elle est dessinée tellement finement qu’il pourrait tout aussi bien s’agir d’un chemin vicinal.
Fouillés par l’armée mexicaine
Nous attendons depuis 30 minutes à l’unique arrêt de bus de Tziscao quand nous faisons signe à un colectivo. Le chauffeur descend. Il ne va pas jusqu’à Reforma Agraria mais nous promet de nous déposer à l’embranchement. L’idée est de prendre cette petite route qui coupe le Chiapas et nous évite de suivre la frontière guatémaltèque en angle droit. C’est un raccourci en terme de kilomètres mais pas forcément en temps.
Du temps, néanmoins, le chauffeur semble vouloir nous en faire gagner. C’est à 130 km/h qu’il dévale les pentes des vallons chiapanecos. Nous croisons des panneaux revendicatifs anti-américains ou pro-paysans du Chiapas et nous arrivons en moins de deux devant le croisement et, surtout, devant un poste militaire. Nous faisons la connaissance de la fameuse armée mexicaine (qui n’est pas qu’une expression).

« Veuillez déposer vos sacs, s’il vous plaît ! » Un jeune officier, affable, ordonne à son aide la fouille minutieuse de nos bagages. Il y a assez peu de monde qui s’arrête là, à un jet de pierre de la frontière et au milieu de rien. Il y a encore moins d’étrangers qui se risquent dans ce coin du Chiapas. Alors, bon, autant faire leur job : les militaire regardent avec circonspection notre boîte de jeu UNO achetée à Hanoï ou encore notre croix tzotzile verte. RAS. Avec calme et minutie, le militaire a refermé notre sac après avoir pris soin de ranger nos affaires.
Quelle mouche nous a piqués ?
Pendant le temps de la fouille, l’officier, toujours très sympathique, nous faisait la conversation : « D’où venez vous ? », « Où allez-vous ? », « C’est la première fois au Mexique ? » Le ton se voulait léger. Mais, au final, c’est à un véritable interrogatoire que nous avons eu affaire. Tout étant en règle, le gradé nous rend nos passeports. On se risque alors à une question : « Vous savez si des colectivos passent ici pour Reforma Agraria ? » Sa réponse : « Oui. Il y en a. Parfois. » Une chose à faire désormais : attendre.
On s’éloigne de l’autre côté de la route. Une tienda est posée à l’intersection. Elle ne vend que des bières et des chips. Autant dire le strict « essentiel » dans ce no man’s land. De l’autre côté, quatre planches et une tôle ondulée : des toilettes. Le tarif, 5 pesos, est inscrit à la peinture blanche sur la porte branlante. Pierre s’y risque. La dame pipi a depuis bien longtemps déserté les lieux. C’est sale, mais au moins c’est gratuit.

On attend toujours quand soudain des mouches nous attaquent. Et des mouches qui piquent, c’est encore plus vicieux que des moustiques : on ne les entend pas, on ne les voit pas mais quand elles ont fini de pomper notre sang, elles nous laissent des points rouges, essentiellement sur les chevilles, visibles pendant plusieurs jours. Et puis ce silence. Pas une voiture à l’horizon. Dès que le sol vibre, on reprend espoir. On bondit. On passe les sangles de nos sacs à dos sur les épaules. Mais bien souvent le véhicule poursuit sur la route frontalière sans même ralentir au carrefour. « Pourquoi personne ne tourne ? »
Un cobra !
Une heure d’attente. Évidemment, on sauterait à l’arrière de n’importe quel engin sur roues. On est désormais bien badigeonné de répulsif. Même les mouches se détournent de nous. Les militaires ne nous calculent plus. Ils n’arrêtent plus personne non plus. Quand soudain, un colectivo ! Vide. « Reforma Agraria ? Oui, montez ! » On est seul à l’intérieur du van, on ne sait d’où il vient et pourquoi il passe par là, mais il y va, et c’est bien ça l’essentiel. On traverse un premier bled après plusieurs minutes de route. Puis un second. Tout aussi désertique. On pourrait voir rouler les boules de pailles au travers des rues, comme dans les western.
Mais au lieu de ça, c’est… C’est quoi ? « Un cobra ! » Un ruban sombre tellement long qu’il barre la route de part en part. On se retourne, on en frémit : le serpent sur lequel le chauffeur vient de rouler, surpris et n’ayant pas le temps de piler, bouge encore ! Bon. On est bien dans le Mexique très, très profond. Tellement que l’on se demande si on y a bien notre place…

D’ailleurs, personne ne s’y risque : notre chauffeur s’arrête à deux reprises, mouline pour ouvrir sa vitre et interroge ses collègues conducteurs de colectivos. « Toi non plus tu n’as personne ? » Eh non. Personne. Soucieux, il en oublierait presque notre arrêt. Heureusement que Matthieu pistait notre avancée sur son téléphone et a pu stopper le véhicule juste à temps ! On était prêt à partir encore très loin. Au final, cette route finement décrite sur la carte s’avère être une bonne route goudronnée.
Le râle des singes hurleurs
En revanche, là encore, on nous dépose à un crucero. Un bon kilomètre supplémentaire à parcourir à pied sur une large allée en terre battue pour arriver au village de Reforma Agraria sous l’humidité chaude du Chiapas. Nous parvenons dans la commune : des maisons alignées sur un maillage tiré au cordeau. Chacune a son petit jardin, son potager, parfois sa clôture, sa barrière. C’est propre. Et malgré la difficulté d’accès, ce n’est pas du tout un village reculé.
Reforma Agraria est en effet située à la lisière de la Selva Lacandona, une forêt vierge peuplée de 200.000 mayas lacandón que nous sommes résolus à rencontrer. Mais entre nous et ce monde perdu, une rivière, le rio Lacantún, fait barrage de toute sa longueur. Au loin, nous ne distinguons que la rumeur. Celle des râles des singes hurleurs. Impressionnants bruits qui partent de ces arbres sombres face à nous. Une sensation : celle d’être devant le dernier réservoir d’espèces bientôt disparues. Comme on n’entend que le son guttural des primates, nous ne pouvons qu’imaginer leur nombre.

Le bruit arrive de l’Est, remonte à notre hauteur avant de s’enfoncer vers l’Ouest. Nous ont-ils sentis, entendus ? Nous sommes sur l’autre rive et pourtant nous ne pouvons que songer à cette nuit : les singes peuvent-ils traverser la rivière ? L’eau du rio est trouble. Le lit de la rivière est inhabituellement étendu. Il lèche le pas de notre porte. Là encore nous avons loué une cabaña. Le jeune propriétaire, qui est aussi l’unique instituteur du village, nous y attend. Comment a-t-il su que nous serions là à cette heure-là précise alors que nous n’avions plus de réseau téléphonique depuis des kilomètres et que nous n’avions donc pas pu le prévenir de notre arrivée ? Le mystère du Chiapas !
Notre famille du Chiapas
José nous invite à manger chez lui, laissant un instant la rumeur de la forêt derrière nous. Dans la pièce principale de sa maison, sa mère et ses trois sœurs sont déjà derrière les fourneaux. L’habitation est typique de ce Chiapas du Sud : quatre murs avec un immense toit et des cloisons qui n’arrivent qu’à mi-hauteur pour délimiter les différentes pièces : chambres, réduit et cuisine/salon/salle à manger.
La famille parle espagnol. Les sourires, les regards complices entre les filles et quelques mots échangés avec nous, nous étions déjà adoptés. Elles nous servent un plat typique des environs : des œufs cuits entre deux grandes feuilles au goût anisé. On savoure d’autant plus que le désir qu’a la famille de nous faire la conversation est vraiment agréable. On commence à se détendre dans ce lieu si isolé et si différent de ce que l’on connaît, ce lieu où l’on sent avec excitation mais aussi un peu d’inquiétude que la nature a plus de place que l’homme. Et qu’à tout moment elle peut reprendre ses droits sans préavis.

Dehors, le cri lugubre des singes nous prend de nouveau à la gorge. Cette plainte à la fois triste et effrayante, ce son d’outre-tombe qui peut être tout à la fois un appel à la guerre ou un chant de Requiem simiesque, cette ambiance qui pourrait sortir d’un cauchemar ou de Jurassic Park est immédiatement apaisée par le sourire de la famille, amusée de découvrir notre surprise. La litanie s’éloigne. On imagine des clans de singes se déportant tout entier vers une autre partie de la forêt. C’est ce moment-là qu’ont choisi les guacamayas (le nom mexicain des aras) pour sortir et se dégourdir les ailes.
Notre première cannelle maison
Le festival de couleurs rouge, jaune, bleu, enchante nos sens mis à rude épreuve depuis notre arrivée. Leur vol gracieux et leur bavardage incessant nous guide jusqu’à notre cabane. Le nez en l’air, on manque de tomber dans la rivière. Heureusement, nous avons été prévenus par trois enfants qui lavaient leurs chevaux. Et il valait mieux ne pas tenter un petit plongeon improvisé : le rio Lacantún est réputé pour être infesté de crocodiles…
Retour dans la famille : le dîner s’accompagne d’un thé à la cannelle. Cannelle maison ! José nous avait présenté avec fierté son cannelier pendant que ses sœurs s’affairaient à nous préparer le repas et que son père et ses beaux-frères s’affairaient à regarder leur telenovela préférée affalés dans le canapé.

Le lendemain, nous souhaitons traverser le rio afin d’aller au plus près des singes hurleurs (débarquer sur l’autre rive est interdit). « Un monsieur » (c’est ainsi que José nous désigne son voisin) est chargé de faire traverser les voyageurs. Nous toquons à sa porte. Un gars titube. On lui demande si c’est bien lui qui conduit l’unique barque du village. Il confirme, les yeux dans le vague et l’articulation désordonnée. On se regarde, assez peu sûrs de vouloir traverser le cour d’eau tumultueux avec ce monsieur. On lui demande quand même ses tarifs. Une fortune ! L’équivalent de 70 euros, ce qui au-dessus de tout ce qu’on aurait pu imaginer pour ce genre de sortie.
Envahis par la nature
Tant pis. Nous traversons le village en direction de l’unique hôtel du coin. Un bel établissement éco-responsable comme on dit maintenant. En bois. Respectueux de l’environnement, disent les plaquettes à l’entrée. On s’installe à la terrasse du restaurant, gigantesque. On demande au serveur deux cafés et le code du wifi. Le débit est terriblement faible mais cela suffit pour écrire à nos parents que nous sommes bien arrivés. À grands renforts de patience, on parvient même à poster quelques photos sur Instagram, le luxe. Mais on est vite rappelé à la réalité qui nous entoure.
Un couple de colibris vient voleter au-dessus de nos têtes et butiner des fleurs à côté de notre table. Pierre essaye de le prendre en photo, mais l’oiseau est aussi petit qu’il est vif. On se dit qu’il doit finir par mourir d’épuisement ou d’une crise cardiaque tant il paraît en suractivité permanente. Puis c’est une masse noire dans un arbre qui attire le regard de Matthieu. Une termitière ? Impossible : la masse bouge.

C’est un singe hurleur qui fait sa sieste ! Nous en distinguons d’autres à ses côtés. Au total, ils sont sept, une famille, dont deux bébés. Matthieu saute de son siège comme un enfant pour les observer de plus près. En s’approchant de l’arbre, il coupe la route à un iguane vert flamboyant. On ne sait plus où donner de la tête ! C’est un jardin d’Eden au Chiapas.
Pépites sur pattes
Au pied de l’arbre, nous réussissons à faire quelques photos des primates. Ils nous observent. Nous jaugent. Et puis on baisse la tête et on découvre d’énormes fourmis à l’abdomen couleur or : il brille tant qu’on le prendrait pour une pépite sur pattes. Ce sont des soldats, avec deux crochets à l’extrémité de leur tête. Dès qu’ils sentent notre présence, ils se dressent pour attaquer. Ils se déplacent si rapidement qu’on peine à en garder une image nette.
On sent de l’agitation dans les arbres. On aperçoit deux autres singes vingt mètres plus loin. Cette fois, ce sont des singes-araignées, bien plus élégants que les singes hurleurs, avec leur tête blanche qui se détache de leur corps noir, leurs bras aussi longs que leurs jambes et leur taille de guêpe. Ils s’étirent de tout leur long d’une branche à l’autre, se tiennent aussi bien à l’endroit qu’à l’envers, se pendent par la queue et nous fixent d’un regard presque humain. Derrière nous, la cohorte de singes hurleurs a décidé de se mettre en mouvement, elle descend toujours plus bas, on peut enfin la photographier de près. Jusqu’à ce que l’on soit trop près et que le mâle dominant nous le signale d’un grognement qui laisse apparaître une dentition fournie et pointue. On recul un brin effrayé.

On quitte Reforma Agraria le lendemain. Tandis que nous sortons de notre cabane, nos sacs chargés sur le dos, on découvre que les singes-araignées ont fait le chemin jusque-là. Tout autour de nous, perchés dans les arbres, ils semblent nous saluer une dernière fois et accompagner notre départ. On les regarde avec un brin d’émotion. Peut-être aurions-nous dû rester plus longtemps ? Si la jungle nous semblait si hospitalière à notre arrivée, elle paraît à présent nous avoir adoptés.
Au crucero de Bonampak
Nous sommes toutefois résolus à avancer. Cette fois, nous voulons trouver un moyen de pénétrer en profondeur la Selva Lacandona. Les adieux faits à la famille, on se retape la longue allée qui nous conduit à la route principale… sans savoir si un véhicule passera par là dans la journée. On attend peut-être une heure. Une heure, dit comme ça, ça ne paraît pas tellement long. Mais quand on attend, par définition, on ne sait pas combien de temps cela va durer ! Chaque minute qui passe est plus longue que la précédente. Si bien qu’au bout de 45 minutes, chaque seconde paraissent comme une éternité. Nous n’avions jamais attendu en Inde. On éprouve cette sensation ici aux fin fond du Chiapas mexicain.
Un taxi arrive. Il vient de déposer une grand-mère au village voisin et nous embarque sur le retour. Autant vous dire qu’on n’ira pas directement avec lui jusqu’à notre destination. Il nous emmènera jusqu’à la « grande » ville du coin où nous devrons prendre un colectivo jusqu’à un prochain crucero pour Bonampak. Bref, tout se passe bien. Nous arrivons à hauteur du site qui est en fait la porte d’entrée de la forêt Lacandona. C’est de là que nous devons aller à la rencontre des fameux mayas lacandón ; ceux là même qui inspirèrent Hergé pour imaginer les indiens bibaros, ennemis juré des Arumbayas dans « L’Oreille cassée ».

Comme dans la BD, les mayas lacandón sont bruns, portent les cheveux longs, une large tunique, marchent pieds nus et vivent dans la forêt. Aujourd’hui, certains ont décidé de s’ouvrir à la « civilisation » et accueillent des visiteurs. Un droit d’entrée est demandé. Ce qui est normal puisque dans le même temps nous pénétrons dans leur territoire et dans un parc national protégé. Des policiers (visiblement bien contents d’avoir été mutés dans ce coin bien tranquille) sortent de leur sieste à notre arrivée. Nous payons. Et demandons au seul taxi présent sur place de nous conduire au premier village.
Adios les Bibaros !
« Ce sera 100 pesos ! » Quatre fois plus cher que l’ensemble de ce que nous avons payé pour arriver jusque-là à travers tout le Chiapas. On essaie de négocier mais « porque Covid » (il y a moins de visiteurs, il ne peut prendre que trois personnes par trajet), il ne veut pas baisser son tarif. Nous nous tournons vers les flics pour trouver un quelconque soutien. Le prix demandé est tellement élevé que l’arnaque semble évidente.
Mais ce qui est aussi évident c’est que taxi et policiers étaient de mèche. Nous n’arriverons pas à avoir l’oreille (même cassée) des fonctionnaires. Nous n’avions aucune envie de nous énerver. Et nous nous rappelons dans un amalgame littéraire pas forcément bien senti que les Bibaros étaient plutôt belliqueux. Alors nous faisons mine de partir. Dernière tentative pour qu’on nous retienne avec un tarif plus bas.

Rien n’y a fait. On voit que sur la route il y a pas mal de mini-bus qui passent en direction de notre prochaine destination. Sur un coup de tête, nous laissons tomber l’idée d’aller dans la selva. Et nous demandons aux flics de nous rembourser les tickets d’entrée. Ce qui semble, là aussi, normal, puisque nous n’irons pas. Mais ce qui semble « normal » ailleurs ne l’est pas forcément ici. Les policiers refusent de nous rembourser. Bah tiens. On n’a décidément pas envie de s’énerver. Pierre ne serre pas les poings. On se casse. On se plante, furieux, au bord de la chaussée. Cinq minutes après, un petit bus arrive. Nous embarquons. Nous restons dans le Chiapas mais cette fois direction Palenque !
Notre coup de coeur
Se loger. Si votre parcours au Mexique vous amène comme nous jusqu’au Sud du Chiapas, faites une étape au Parador El Retono à Reforma Agraria. L’unique cabane louée par la famille est spacieuse et confortable, entourée d’un charmant jardin fleuri, avec vue sur la rivière et la forêt. Possibilité de prendre ses repas dans la maison familiale. Comptez 700 à 850 pesos la nuit pour deux.
Infos et résa via Whatsapp au +52 916 110 7069 et sur leur page Facebook.