
Nous partons plus profond dans le delta du Mékong, près de Vung Liem, une commune rurale dont les habitants vivent de l’agriculture et de la pêche. Deux jours dans une chambre d’hôtes tenue par une famille adorable qui s’emploie avec passion à partager les plaisirs simples de son quotidien.
Après avoir passé les toutes premières heures du jour sur le marché flottant, il est déjà temps pour nous de quitter Can Tho. Ce soir, nous dormons à Vung Liem, une commune rurale située à 50 kilomètres au Sud-Est. L’idée est de nous enfoncer plus encore dans le delta du Mékong pour côtoyer le quotidien de ses habitants. Quoi de mieux pour cela qu’une chambre d’hôtes ? Nous en avons repéré une, la Thanh Tan Guesthouse, dont le jeune couple de propriétaires a acquis en quelques années la réputation de ravir ses invités. Paraît-il qu’on s’y sent “comme à la maison”. Nous verrons bien cela !
Pour rejoindre Vung Liem depuis Can Tho, il existe une solution très bon marché : les vieux bus locaux. Il faut en prendre un premier pour Vinh Long (comptez 1h) puis faire un changement (1h de plus). L’avantage de ces vieux bus, en dehors de leur prix dérisoire, c’est qu’ils ne partent pas de la gare routière bâtie en périphérie… mais de l’avenue principale de Can Tho. Nous n’avons que 5 minutes de marche depuis notre hôtel.

Bus local avec changement
L’inconvénient, c’est que ces bus n’ont pas d’horaires fixes et ne sont pas vraiment indiqués. Tout juste sait-on qu’il y en a “régulièrement”. Une fois sur l’avenue principale, il nous faut par trois fois demander des indications aux passants pour identifier l’arrêt, à deux pas du Luu Huu Phuoc Park. Lorsque nous y arrivons, une dizaine de personnes attend en effet sur le trottoir avec moult bagages aux pieds. Au bout de cinq minutes, un premier bus fait son apparition. Cinq personnes sautent à bord. Ce n’est pas encore le nôtre. Puis en voici un deuxième. “Ving Long ?” “Oui !” On monte.
À la sortie de Can Tho, un homme qui fait office de contrôleur passe vendre les tickets. On observe de loin combien les autres passagers lui donnent et on lui tend la même somme. On en profite pour se renseigner sur la suite de notre trajet : “On se rend à Vung Liem. Savez-vous où nous pouvons faire le changement ?” Il ne parle pas un mot d’anglais. Il hausse les épaules. Une passagère tout proche se propose alors de faire la traduction. S’en suit une longue discussion entre le contrôleur et elle dont nous ne comprenons rien. “Il vous montrera”, finit-elle simplement par nous répondre.
Une heure plus tard, nous approchons du terminus et commençons à nous inquiéter pour notre changement. Au moment où l’on se dit que l’homme nous a oublié, le bus freine un coup sec. Le contrôleur nous hèle et nous indique du bras l’autre côté de la route. “Votre second bus est là. Il vous attend”, explicite notre voisine de siège.

Saut temporel
Le temps de traverser le bitume et l’on fait un véritable saut temporel. Le bus dans lequel nous montons à présent est resté bloqué dans les années 60. Molleton au plafond, rideaux beiges, ventilateur en métal, portrait sérigraphié au-dessus de la tête du chauffeur. Même les passagers semblent d’une autre époque, les femmes avec leur robe à fleurs et leur chapeau chinois, les hommes en chemisette à carreau, un militaire arborant l’uniforme vert et rouge inchangé depuis l’Indépendance.
Avec ce véhicule hors d’âge, nous ne dépassons pas les 30km/h. C’est justement la distance qu’il reste jusqu’à notre hébergement. Ce dernier n’est pas franchement indiqué : on a juste repéré sur la carte qu’il se trouvait à environ trois bornes avant Vung Liem. Alors, quand on pense y être, on demande au chauffeur de nous laisser sur le bas côté. On finit notre recherche à pied jusqu’à apercevoir un panneau et trouver la maison dans le renfoncement d’une allée.
Notre première impression est, disons-le, assez mitigée. Le bâtiment est quelconque. À l’intérieur, un long couloir carrelé qui dessert huit chambres carrelées elles aussi, chacune meublée d’un lit, d’une table et de deux chaises en bois. À l’arrière de la maison, une étroite mezzanine encombrée de bazar fait office de coin repas. Il n’y a aucun effort de déco, c’est même limite austère. Et que dire de l’emplacement ? La chambre d’hôtes donne sur une route en ligne droite très fréquentée par les camions et sans le moindre commerce. Certes, il y a le prix – huit euros seulement la nuit à deux avec le petit déjeuner inclus – mais ça ne fait pas tout. Au moment de poser nos sacs, on se demande franchement comment ce lieu en apparence dénué d’intérêt a acquis si bonne réputation.

Se laisser embarquer
La réponse tient à trois personnes : Tam, Han et leur petite fille. La famille qui vit là a véritablement la main sur le coeur. Le couple a ouvert cette affaire en 2013. C’était un pari culotté. Leur chambre d’hôtes est loin des sentiers touristiques, la desserte est compliquée. En dehors des routards, on voit mal qui peut se motiver à venir jusque là. Pourtant, des visiteurs sont venus. D’abord des Vietnamiens qui voulaient passer le week-end dans le delta, puis des Français en voyage. Tous sont repartis ravis. Le bouche à oreille a fait la suite.
Dès nos premiers échanges avec Tam et Han, on se sent effectivement un peu comme à la maison. “Cet après-midi, on va faire un tour à vélo. Vous venez ? Et ce soir on va dîner ensemble dans le restaurant d’un ami.” Dans ce tour du monde, nous aimons notre indépendance, décider seuls de nos journées, nous arrêter où et quand nous le voulons sans avoir un programme à suivre à la lettre. Ici, nous sentons au contraire qu’il faut nous laisser embarquer. Nous verrons bien où cette famille nous mènera.
Le couple a conscience des faiblesses de sa chambre d’hôtes, mais il en a fait des qualités. L’emplacement est un peu à l’écart ? Il prête gratuitement des vélos. La région ne compte aucun monument à visiter ? Il organise chaque jour une balade, là encore gratuite, pour donner à voir tous les petits endroits qui font qu’il aime vivre ici. Tam, Han et leur petite fille nous prennent ainsi par la main pendant deux jours avec une générosité qui force l’admiration.

Un Vietnam insulaire
À 17h, nous partons à la queue leu-leu sur nos bicyclettes. Nous laissons vite la route nationale de côté pour lui préférer des chemins de traverse. La voie est délimitée par deux rangées de palmiers et longe un paisible canal. Un instant plus tard, nous sommes entre les champs et les rizières. Tandis que le soleil s’affaisse, nous profitons d’une lumière exceptionnelle qui rase et enflamme les cultures.
Avec la fraîcheur qui arrive, c’est aussi le moment que choisissent les habitants pour sortir de chez eux. Nous croisons des hommes qui ramènent leurs buffles à l’étable, d’autres qui épluchent les grains de riz sur d’immenses bâches. Plus loin, des enfants déploient leurs cerf-volants dans le ciel. Les maisons que nous apercevons sont d’une grande simplicité. Leurs habitants ont beau nous saluer et nous sourire avec énormément de gentillesse, nous ressentons la pauvreté.
C’est un Vietnam radicalement différent d’une ville comme Can Tho, différent aussi des campagnes que nous verrons ensuite plus au Nord. Un Vietnam de labeur, qui vit avec le soleil et dépend des saisons. Un Vietnam à l’écart, presque insulaire, dont les paysages plus plats et peut-être plus anodins qu’ailleurs n’ont pas encore séduit les touristes. C’est pourtant un Vietnam qui regorge de qualités.

Sauce crevette et flan pâtissier
Nous arrivons avec la nuit au Bun Dau 907, le restaurant ouvert par des amis de Tam et Han. On s’assoie ensemble autour d’une longue table. Quatre Français qui viennent d’arriver dans notre chambre d’hôtes nous rejoignent. “J’ai appris l’anglais pour pouvoir discuter avec les voyageurs, mais je ne reçois que des Français”, rigole Tam qui nous promet de se mettre à la langue de Molière. L’Hexagone reste encore le principal berceau des routards qui aiment sortir des sentiers battus.
Ce soir, nous testons le bun dau, un plat vietnamien à composer soi-même. Le patron nous sert à chacun une grande assiette en bambou copieusement remplie de légumes crus, d’herbes fraîches, de vermicelle, de tofu grillé et de morceaux de viande – Matthieu opte lui pour des morceaux de tripes. On prend dans le creux de sa main une feuille de riz que l’on garnit selon ses goûts. On la roule comme un nem puis on la trempe dans un bol de mam tom : une sauce à la pâte de crevette. Il n’y a plus qu’à croquer ! C’est cette sauce qui fait la “magie” du plat aiment à dire les Vietnamiens, mais attention : elle est aussi odorante que son goût est prononcé. Il y a ceux qui l’aiment et ceux qui la détestent – on peut alors la remplacer par la sauce nuoc mam, bien plus douce, au poisson.
Après dîner, Tam nous propose de prendre un dernier verre au marché de Trung Hieu. La nuit, les étales de fruits et de légumes y sont remplacés par des stands de street-food, et notamment par de nombreux vendeurs de sucreries. Notre petite troupe prend place sur une terrasse de chaises en plastique au centre de l’esplanade et commande des jus de fruits frais. On se laisse aussi tenter par un appétissant flan au caramel… servi à la vietnamienne : dans un gobelet à moitié rempli de glace pillée ! On s’acharne de longues minutes à la retirer pour ne garder que le fondant de la pâtisserie.

Les naufragés du canal
“Vous voulez faire de la barque demain matin ?”, nous propose Han. Pour compléter ses sorties à vélo, le couple a récemment eu l’idée de promenades sur le canal. Il a sollicité un pêcheur à la retraite qui a accepté de prêter son bateau. “Ce n’est encore qu’un essai”, nous précise notre logeuse, “nous ne l’avons fait qu’une fois”. Eh bien rodons cela ! Les quatre Français arrivés ce soir feront le tour de barque à 8h. Nous le ferons en suivant, vers 11h.
En milieu de matinée, nous partons à vélo avec Tam jusqu’à la maison du pêcheur. La barque est amarrée au pied d’un talus de deux mètres : monter à son bord sans chuter est déjà une aventure. Tam prend une pagaie, Matthieu prend l’autre. Et en avant ! Au début, tout se passe bien, le courant nous emporte en douceur, nous n’avons qu’à nous guider. Puis, très vite, ça se complique.
Tam nous répète avoir “trop chaud” (le soleil est au zénith), mais surtout on constate qu’il n’a en fait aucune idée de comment diriger le bateau… On fonce deux fois dans les hautes herbes, une fois dans un arbre. À ce rythme, on ne tardera pas à se renverser. Il remarque sans doute notre regard dubitatif. “On rentre ?”, nous propose-t-il. On sourit et on acquiesce de soulagement. Nous n’aurons finalement fait que vingt mètres en une heure. À la chambre d’hôtes, les quatre Français qui nous précédaient sont hilares de nous voir revenir : “Nous, on n’a même pas réussi à descendre le talus”, nous expliquent-ils.

Les fantômes coloniaux de Vung Liem
Tam et Han se rattrapent l’après-midi avec un nouveau tour à vélo. Nous sommes désormais seuls à leurs côtés : le groupe n’avait réservé qu’une nuit. Les petites routes sont toujours aussi belles à cette heure de la journée. On fait halte à un temple et à une église – les clochers sont presque aussi nombreux ici que dans la campagne française. On s’arrête aussi à un mémorial de Vung Liem qui fait office de jardin public. Le nom d’un de nos compatriotes y est inscrit : Alix Salicetti. “C’est un personnage célèbre en France ?”, nous demande le couple. Cela ne nous dit rien. Nous faisons une rapide recherche sur Internet, toujours rien. C’est finalement sur des sites vietnamiens que nous trouvons les explications.
Alix Salicetti était un cadre de l’administration coloniale française à la fin du XIXe siècle. Inconnu de l’Histoire de France, il est entré dans l’Histoire du Vietnam pour avoir réprimé dans le sang la révolte des habitants de Vung Liem en 1872. Il sera finalement enlevé et assassiné par deux Vietnamiens, qui sont aujourd’hui célébrés dans la région tels des héros : Le Can et Nguyen Giao. Ce mémorial rend hommage aux victimes de Salicetti.
Alors que nous lisons cela à haute voix, Tam est soudain pris d’une gène. Il s’inquiète de raviver les fantômes du passé et se met à regretter de nous avoir mené là. “Je suis désolé, je ne voulais pas vous blesser ou paraître impoli. Je n’ai rien contre les Français”, nous glisse-t-il. On a beau lui dire que ça ne fait rien, que nous sommes franchement indifférents au sort de ce Salicetti qui l’avait probablement bien cherché, notre hôte continue à faire grise mine. Il faudra l’intervention de sa fille de six ans, étrangère aux sujets coloniaux et fermement décidée à jouer avec nous dans ce parc, pour enfin détendre l’atmosphère.

Tristesse enfantine
Nous dînerons ensemble dans la rue, à quelques pas de là. Encore une grande assiette de bun dau que nous avions tant appréciée la veille. La discussion filera comme si nous nous connaissions depuis longtemps, seulement interrompue par les haut-parleurs municipaux qui diffusent le bulletin officiel d’information. On retournera aussi prendre un dernier verre au marché de Trung Hieu, comme de vieux habitués qui s’y rendent tous les soirs. Une nouvelle journée passée bien vite dans le paisible delta du Mékong.
Le lendemain, il sera déjà temps de partir. Nous devrons rejoindre Saïgon. Nous attendrons le bus tous les cinq devant la porte de la maison, Pierre jouant une dernière fois avec la petite fille qui ne veut plus nous quitter. “Elle est triste quand des voyageurs s’en vont”, nous dira Han. On veut bien la croire, car nous aussi nous serons un peu tristes de laisser derrière nous cette famille qui nous a accueilli avec tant de naturel et de chaleur humaine. Paolo Coehlo a eu raison d’écrire dans Le Pélerin de Compostelle que “l’extraordinaire se trouve sur le chemin des gens ordinaires”. Ces deux jours simples passés ensemble à Vung Liem valent tous les monuments.
Pour le bus, je compatis, c’est assez déroutant même pour moi, cette façon que les assistants-chauffeurs ont de ne pas donner les indications précises mais de promettre te prévenir quand ce sera l’arrêt. Et t’es là assis sur le feu, avec l’unique crainte que le gars va t’oublier. Mais non, ils sont souvent des « machines » à retenir les demandes d’arrêt des passagers, donc pas trop de crainte la prochaine fois 😉