
Trois jours à scooter sur 400km : suite et fin. Dans le précédent article, nous vous avions laissés à la sortie de la grotte de Kong Lor. En route à présent pour Thalang puis Thakhek. Quarante huit heures de hauts et de bas, pour le meilleur et pour le pire.
[Récit de notre parcours sur la boucle de Thakhek du 20 au 24 janvier 2020. Pour lire la première partie, cliquez ici.]
10 heures 30. Il est déjà temps de quitter Kong Lor si nous voulons atteindre avant la nuit l’étape suivante de la boucle de Thakhek. Nous enfourchons notre scooter la tête encore plongée dans les mystères de cette envoûtante grotte. Peut-être trop. Car, cette fois, nous manquons de prudence sur le chemin de caillasse qui nous inquiétait tant la veille.
Il ne s’est pas passé un kilomètre que notre roue avant quitte brutalement le sillon qui nous faisait garder l’équilibre et butte contre les pierres. Notre roue arrière n’a que faire de sa partenaire et poursuit sur son élan. Notre scooter ne sait plus s’il doit stopper ou avancer. Il se cabre comme un cheval qui a manqué l’obstacle et chavire soudain dans le champ labouré qui borde la route. On mange la poussière.
Scooter blessé
Tout est allé si vite que nous mettons quelques secondes à reprendre nos esprits. On n’ose d’abord bouger de crainte de s’être blessé. On décide de repousser du bras le deux-roues qui s’est avachi de tout son poids sur nos flancs. Nous voici libérés.

Coup d’oeil inquiet à notre corps. On se tâte les côtes, on marche quelques pas, on tourne le cou de droite à gauche. Rien de grave, tout est à sa place. Heureusement que nous ne roulions qu’à 20km/h et que nous étions casqués. Mais tout de même de larges erraflures sur les jambes.
C’est Pierre, qui était assis à l’avant, qui saigne le plus. Son mollet droit s’est frotté aux cailloux. On nettoie les plaies salies par la terre avec l’eau de notre gourde. Ce n’est pas profond, ça séchera. Matthieu n’a lui que des griffures superficielles. Finalement, le plus blessé d’entre nous, c’est le scooter : l’aile rayée de tout son long et un rétroviseur fracassé sur une pierre qu’il nous faudra remplacer.
Désinfectant et soupe de nouilles
On ronchonne un peu. On s’en veut de ne pas avoir davantage fait “gaffe”. Et, en même temps, la route est ce qu’elle est : mauvaise. À rouler plus lentement à deux avec notre sac, nous aurions encore plus tôt perdu l’équilibre. À rouler plus vite, nous aurions voltigé dans les airs. Cette moindre chute est tout compte fait un moindre mal. Elle ne nous gâche que l’humeur.
Nous n’avons plus la tête à regarder le paysage jusqu’au déjeuner. Nous l’avons de toute façon déjà apprécié dans l’autre sens. On file d’une traite au village de Na Hin, à l’extrémité nord de la vallée. D’abord pour acheter du coton et du désinfectant dans une échoppe qui ressemble à une pharmacie : notre trousse de secours ne suffit pas à nettoyer toutes les plaies. Ensuite pour manger et ainsi reprendre des forces. Délicieuce soupe de nouilles au boeuf qu’on agrémente d’herbes fraîches et qui nous remet d’aplomb dans l’instant.

C’est justement à Na Hin qu’on doit récupérer la Route 8 qui nous avait portés jusque dans cette vallée. On la descend cette fois vers l’Est, jusqu’à Lak Sao, une ville moderne – du moins aux constructions récentes – qui prend la forme d’un impersonnel carrefour à camions. Elle ne semble exister que pour les routiers qui se rendent au Vietnam et pour les Occidentaux qui font la boucle de Thakhek.
Étape garagiste
Il y a plus de garages que de maisons. On doit néanmoins en solliciter trois avant de trouver un nouveau rétroviseur. Le gérant nous le change en un claquement de clef à molette et nous offre le second car “ils ne se vendent que par paire”. On s’en sort pour moins de 3 euros.
Direction le Sud, par la Route 1E. On retrouve une nature sauvage dans laquelle on progresse en lacets. Beaucoup de collines couvertes de hautes herbes, touffues et dorées comme les blés. À mesure que le soleil descend, les couleurs pétillent. On relève la visière de nos casques car les rayons s’y reflètent. Le vent vient nous chatouiller le visage. On est à nouveau seul, comme si ces lieux n’étaient qu’à nous.
Vers 16 heures, on atteint un checkpoint où quatre policiers jouent aux cartes. Pas de contrôle. L’un d’eux agite le bras pour nous faire comprendre de poursuivre notre chemin. Puis on commence à entrevoir de l’eau derrière les reliefs. C’est le lac de Thalang, notre destination du soir, dont les méandres se perdent sur des dizaines de kilomètres.

Cimetière de troncs
Ce lac pourrait être beau s’il était naturel. Mais c’est un barrage sur la Nam Theun qui l’a enfanté il y a quelques années – et c’est ce barrage qui vaut la présence de policiers dans un endroit si reculé. Impossible de savoir à quoi ressemblait autrefois la rivière, son lit véritable est à jamais enseveli. Il en est de même pour une bonne partie des côteaux, inondés jusqu’à leur crète, dont on devine aux milliers de cadavres d’arbres qu’ils étaient couverts de forêt.
Comme sur la route de Louang Prabang, cette étendue est vide d’oiseaux et de mammifères. Seul notre moteur interrompt le silence. On reste de longues minutes effaré devant le gigantisme de ce cimetière de troncs nus plantés dans l’eau, la quantité de terres disparues et les dégâts irrémémédiables ainsi causés sur l’environnement.
Il y avait aussi des gens qui vivaient là. Des dizaines d’éleveurs et d’agriculteurs. Ils ont été repoussés aux confins du lac. Pour compenser leur perte d’activité, les autorités ont procédé à des lâchers massifs de poissons. “Ils pourront ainsi vivre de la pêche”, pouvait-on lire dans les journaux. Mais il faudra encore des années avant de savoir si cette reconversion est réussie.

Juste une halte pour la nuit
Nous distinguons enfin le pont qui marque l’entrée dans Thalang. C’est là que nous allons passer la nuit. On commence, comme à notre habitude, par un tour du village. Mais de village, il n’y a pas vraiment.
Thalang, c’est uniquement deux rues encadrées par des maisons d’où n’émane aucune vie. Pas d’épicerie, pas de café, pas de place où les petits vieux se retrouvent à la fraiche pour discuter. C’est morne et plat. La seule raison de s’y arrêter, c’est qu’il y a deux hôtels pour passer la nuit et qu’on est pile à mi-parcours de Kong Lor et de Thakhek.
Nous portons notre dévolu sur la Phosy Guesthouse : des petits bungalows romantiques posés au bord de l’eau. Mais à notre grande surprise, on tombe sur une propriétaire malaimable – une première au Laos – qui nous propose sans raison un tarif plus élevé que celui affiché sur Booking.com. Notre tentative de négociation se solde par un échec. On repart un peu fâché. Nous atterissons alors dans le second hôtel du village : la Sabaidee Guesthouse.
À la rencontre des loopers
“Sabaidee”, ça veut dire “bonjour” en laotien. Ça sert aussi à dire “bienvenue”. Une belle promesse d’hospitalité. C’est vrai que le personnel se montre accueillant et sympa. La chambre double qu’on nous attribue est rudimentaire mais spacieuse. Et on nous promet le soir un repas “gargantuesque”, dans le jardin, avec les autres voyageurs de passage. On salive déjà !

Il est déjà rempli, le jardin, quand nous le rejoignons après notre douche. Une quarantaine de “loopers” s’y est établie avec des bières sur fond de musique “pop” digne d’un rooftop parisien. Ça trinque, ça discute, ça rit, en français dans le texte, pendant que le patron allume un barbecue dans un vieil obus de la guerre du Vietnam. Les brochettes s’entassent bientôt sur les braises tandis que des plats de frites, de pâtes et de légumes sont disposés sur une table. À peine a-t-il crié “c’est prêt” que tous les voyageurs se dressent avec leur assiette.
On passe au bar récupérer une Beerlao puis on se joint à cette joyeuse bande. C’est bête, mais depuis le début de notre périple, on n’a jamais passé une soirée entre routards. Peut-être ferons-nous ici de belles rencontres comme celle des deux vagabondeurs quelques semaines plus tôt à Chiang Mai ? Et puis nous pourrons parler de la France, qui nous manque, et du bonheur des voyages.
“Les locaux, ils sont super gentils”
On s’assoie sur un banc et on commence par écouter le trio à notre gauche. Il est au Laos depuis trois semaines et débriefe son itinéraire. Louang Prabang a été le coup de coeur, avec “ses couchers de soleil tellement Instagramables”. Il garde un super souvenir de Vang Vieng pour y avoir “descendu la rivière en rafting”. Il a été marqué par la sauvegarde des gibbons à Huay Xai, où il a fait “un parcours en tyrolienne dans la forêt”. Maintenant, c’est la boucle de Thakhek à scooter.
Derrière nous, un “looper” raconte avoir découvert la Sabaidee Guesthouse sur le blog d’Alex Vizeo : “C’est mon idole ce type, moi aussi j’aimerais gagner ma vie en voyageant”. On demande à sa copine ce qu’elle préfère au Laos. “Rencontrer d’autres voyageurs”, “rouler à scooter tous ensemble”, “dormir dans des dortoirs” puis “finir les soirées par des tournois de pétanque”. “Et vous ?”

On capte alors la conversation de nos deux voisins de droite. “Ici, les locaux sont vraiment super gentils” dit la première, manifestement réjouie. “C’est vrai, moi je n’ai pas assez parlé aux locaux”, répond l’autre. Ils partagent ensuite des “tips” sur le Cambodge et le Vietnam, vantant là encore l’hospitalité des “locaux”.
Malaise
Pour les “loopers” de la boucle de Thakhek qui nous entourent ce soir-là, être routard est une mode avant d’être un mode de vie. Les pays d’Asie du Sud-Est sont un terrain de jeu exotique avant d’être une aventure humaine. Ils construisent leurs itinéraires sur les conseils avisés des “influenceurs”. Les paysages sont un décor. La nature une attraction. Et les habitants des “locaux” qu’on complimente comme on complimentait jadis les “indigènes” : avec la condescendance de l’être évolué.
Cet état d’esprit ne s’explique pas par un manque de culture ou d’éducation. Ces trentenaires ont tous fait de bonnes études et ont de bonnes situations. Mais il y a eu, quelque part, un raté dans la machine. Car ils n’ont visiblement rien compris aux principes même du voyage.
Ainsi, paradoxalement, c’est entouré de Français qu’on se sent le moins à notre place depuis le début de ce tour du monde. On part se coucher.

Arche de Noé
À l’aube, on laisse ce monde derrière nous : les “loopers” partent tous vers Kong Lor, puisqu’ils font la boucle à l’endroit. Nous roulons à nouveau seuls, avec joie. D’autant que le trajet de Thalang à Thakhek est probablement le plus beau de la boucle. Il longe pas moins d’une douzaine de grottes – bien plus petites que celles de Kong Lor, mais aussi moins fréquentées – et autant de points de vue mémorables.
Nous faisons une première halte à Nakay : nous avons repéré sur Maps.me un belvédère qui nous paraît particulièrement bien situé. Il faut emprunter une petite rue au nord du village jusqu’à la pointe d’une presqu’île. On hésite un instant car des panneaux signalent un terrain privé, mais la barrière est levée et une voiture devant nous avance sans s’en soucier. On fait donc de même.
La route s’arrête au bord d’une plage – oui, une plage, en pleine terre – où des Laotiens ont installé une paillotte. Ils sont trois à boire tranquillement un soda en ce milieu de matinée, le regard un peu surpris de nous voir débarquer. On fait quelques pas dans le sable et on découvre un gigantesque bateau échoué, aux faux airs d’Arche de Noé. Il semble avoir servi un temps de guesthouse, aujourd’hui il est abandonné. Il n’a probablement jamais navigué : il paraît bien trop lourd pour gagner l’eau. Le panorama sur le lac est effectivement superbe, bien plus dégagé encore qu’à Thalang. Mais toujours ces arbres morts qui nous rendent nostalgiques.

Bassins d’eau fraiche
Douze kilomètres plus loin, dans un creux où a été construit une centrale électrique, on quitte de nouveau la route. Notre chute de la veille est déjà oubliée et on se sent d’attaque pour une demi-heure de piste jusqu’aux cascades de Tad Song Souk. On débouche sur un parking miniature : même dans les endroits les plus perdus du Laos, il y a toujours un homme pour garder les véhicules en échange d’une pièce. On lui laisse notre scooter et on poursuit à pied.
Un chemin a été tracé entre les rochers à l’aide de planches de bois. Un pont branlant nous amène sur l’autre rive. Et, là aussi, une gargote avec quelques jeunes laotiens qui sirotent une cannette de café froid – particulièrement apprécié ici – éloignés de tout village pour pouvoir profiter d’un moment de liberté et de désinvolture entre amis.
Derrière la cabane qui fait office de bar, le chemin grimpe dans une gorge. En cette saison sèche, les cascades sont plutôt des pissouillis, mais leur eau translucide et fraîche forme entre les rochers d’idylliques piscines naturelles. Un écrin parfait pour la baignade et la sieste alors que la chaleur devient caniculaire.

À l’échelle sur la montagne
À partir de Ban Sangkeo, la vallée s’élargit considérablement. Les collines disparaissent pour une plaine agricole ceinturée de montagnes. On retrouve avec plaisir des rizières vert pomme : l’eau du barrage alimente un réseau de canaux qui assure toute l’année l’irrigation des plants. Alors que le riz a déjà été récolté dans la majeure partie du Sud Laos, ici les paysans font une deuxième récolte.
Plus de rivière mais un immense chenal en béton, le NT2 Downstream Channel, qu’on traverse sur un pont presque neuf à la sortie de Ban Phonkheng pour rejoindre la Route 12, celle qui boucle la boucle de Thakhek. Nous débouchons au pied d’imposants massifs karstiques aiguisés comme des lames. À flanc de falaise, un escalier qu’on remarque depuis la route attise notre curiosité.
On est encore au milieu de nulle part. Mais là encore, une dame patiente, derrière un petit guichet, pour encaisser le prix du parking. Les marches débutent à droite de sa guérite : on s’y lance. On progresse avec nos pieds mais aussi avec nos mains, tant l’escalier métallique est pentu. Sur certains tronçons, il se transforme en échelle. Ça grince quand on s’appuie. Certaines soudures sont rompues et remplacées par une mince ficelle en nylon. On espère que l’ouvrage résistera jusqu’au bout… Puis après vingt minutes d’ascension, on atteint le sommet.

Mesure totalitaire
La vue depuis le Phakatai est imprenable. Tellement qu’il faut être un peu fou pour avoir eu l’idée d’y hisser une plateforme. On peut voir jusqu’au bout de la vallée et par dessus les pics de karst dont la surface grise désertée par la végétation évoque la lave refroidie d’un volcan. On fait tomber les tee-shirt, de toute façon couverts de sueur, et on s’assoie sur une poutre qui fait office de banc.
Nous sommes bientôt rejoints par un couple de Québecois – facile à deviner, avec leur accent – de l’âge de nos parents. Ils en ont eu du courage de grimper jusqu’ici ! On échange quelques politesses quand le smartphone de l’homme résonne. Il consulte la notification et annonce à sa femme : “C’est dingue : la Chine vient de barricader une ville de 11 millions d’habitants !”
On est fin janvier et le coronavirus n’est encore qu’un sujet chinois. C’est la première fois qu’on entend parler d’un confinement : celui de Wuhan. La mesure nous étonne tant elle est radicale. On y voit l’excès du régime autoritaire de Pékin. Jamais on ne pourrait imaginer qu’elle s’appliquera deux mois plus tard à la France et à la majorité des démocraties du globe. Ni qu’elle nous poussera à mettre en pause notre tour du monde.

Dernier arrêt : Thakhek
Nous poursuivons sans nous arrêter jusqu’à Thakhek. Tant pis pour les grottes, nous en avons déjà visitées beaucoup et nous en verrons d’autres. Il nous faut garder des forces et de l’émerveillement pour la seconde boucle de notre séjour au Laos : celle du plateau des Bolovens, 350km plus au Sud, pour laquelle notre bus part à minuit.
Nous arrivons à Thakhek pour le coucher du soleil. Un night market se met en place où on achète un jus de fruit. Fourbus mais heureux, on se pose sur les marches du Vat Nabo, sur la rive orientale du fleuve. Comme à Vientiane, en face, c’est la Thaïlande. Des habitants font leur jogging du soir tandis que de jeunes moines drapés en orange s’autorisent quelques minutes d’amusement. Une bande de chiens crados fait la course entre nos jambes. On les remarque à peine, nos yeux happés par le disque d’or qui enflamme le Mékong.
Ainsi s’achève la boucle de Thakhek, avec son lot d’imprévus, de déceptions, d’émerveillement aussi. Nous savons que nous en ferons d’autres, des boucles en scooter. Elles seront peut-être plus belles, plus joyeuses encore. Mais celle-ci gardera forcément une place singulière : elle était la première.
Pour revivre la première partie de « notre » boucle de Thakhek, c’est ici.

Super récit et quelle aventure !!! ;)))
P.s.: la photo n’est pas les durians, mais ce sont des fruits du Jackier 😉
On les confond trop souvent ! Merci du coup d’oeil, on corrige 🙂
Beau récit ! Ca fait drôle de voir un petit clin d’oeil à Alex Vizeo et en même temps c’est triste de voir que ces voyageurs-là visitent seulement les lieux car ils sont « instagrammables » … Je ressens le même malaise que vous lorsque je voyage et que j’entends parler français à côté de moi. Généralement je pars loin de ces personnes, plus rarement je leur réponds en espagnol ou en anglais. Dans certains pays, les français sont mal vus pour cette raison.
Encore un récit captivant et passionné !
Merci !
Merci Jean-Louis !