Chiang Mai : la valse des sentiments

Dernière étape de 2019, Chiang Mai fut un concentré de tous les sentiments qui nous animaient en cette fin d’année. Interrogations sur le temps qui file, sur l’emploi de celui-ci… Les sanctuaires bouddhistes, la piété, les lumières et les lanternes du Nouvel An nous y feront-ils voir plus clair ? Une valse à quatre temps avec Lisa et Sophie !

[Récit de notre séjour à Chiang Mai du 28 décembre 2019 au 1er janvier 2020]

Tempête de néons multicolores, de tubes hypnotiques à travers la nuit, avalanche de fluo, sculptures de lumières criardes, exubérance de kitsch et traversée de tuyau sans fin entre noir spatial et flashes stroboscopiques… Nous vivons la scène de « 2001, l’Odyssée de l’espace » dans laquelle Keir Dullea part explorer les anneaux de Saturne à la vitesse de la lumière.

Sauf que nous, nous sommes dans un bus thaïlandais qui fonce sur les routes noires à travers des gisements improbables de lumières au détour d’une agglomération, d’un carrefour, d’un rond-point ou tout simplement au bord de la chaussée.

Tempête de lumière

Le voyage d’Ayutthaya — laissée pour morte en 1767 — pour Chiang Mai — la capitale du Nord — débute par une plongée pop dans le ringard 70’s, très Kubrick. Rien de tel pour nous mettre en appétit. Le rose, le vert, le blanc, le jaune qui traversent la nuit en notre compagnie laissent ces fêtes de fin d’année totalement déconnectées de l’Histoire et de l’espace. Nous pouvons repartir dans le 2001 des années 70 ou nous réfugier dans l’imaginaire sud-est asiatique où le clinquant le dispute au vulgaire.

Arrivée à Chiang Mai

Il n’est en cela pas aussi différent que nos décorations de Noël à renfort de flocons étincelants et de sapins clignotants. Ce n’est pas plus moche que ces néons qui défilent à travers nos vitres ; même si eux restent en permanence installés au-dessus des routes, même au milieu de nulle part. La sensation d’être ailleurs et pas totalement en 2019 nous transporte vers des rêveries qui ne trouveront leur repos qu’au petit matin.

La route de nuit est jalonnée d’arrêts, de montées et de descentes, de Japonais ne trouvant pas de place (leur discrétion a évité un esclandre qui aurait été justifié), de coupon-repas nous permettant de nous sustenter d’une bonne plâtrée de riz dans un resto de route, de drapeau nazi découvert dans la cabine du conducteur, d’un Australien bougon qu’on a dû faire changer de fauteuil pour pouvoir nous assoupir à côté alors que les filles devaient trouver le sommeil au milieu de jeunes Thaïlandais n’arrêtant pas de manger durant tout le voyage…

Sous le regard du Doi Inthanon

Déjà Chiang Mai ! Le bus ralentit ; poussé à s’arrêter devant le flot de jeunes backpackers qui se massent au milieu de la rue principale. Zarathoustra encore en tête, nous ouvrons un œil spongieux qui se referme rapidement face à l’éclat du ciel laiteux. L’aube s’est consumée depuis un moment.

Tuk-tuk et songthaeos

Le bourdonnement du moteur s’arrête. Commence alors à l’extérieur la volière des voyageurs en sac à dos, frais et dispos, prêts à partir en excursion. Chiang Mai est en effet la porte d’entrée d’une succession de randonnées dans la montagne thaïlandaise. La ville est d’ailleurs dominée par le point culminant du royaume, le Doi Inthanon, dont le sommet enregistre une hauteur de 2.565 mètres. Irons-nous ? C’est la question qui nous travaille depuis Ayutthaya.

Ce qui était certain pour les filles et nous, c’est que nous souhaitions passer notre réveillon du 31-décembre à Chiang Mai. « La Rose du Nord » est l’ancienne capitale du royaume de Lanna, un puissant territoire longtemps en conflit avec son implacable voisin d’Ayutthaya, avant d’être envahie successivement par les Birmans et finalement par les Siamois. La cité fut même dépeuplée à la fin du XVIIIe siècle.

Le meilleur petit-déjeuner de Thaïlande !

Il n’en reste pas moins que Chiang Mai garde jalousement son passé glorieux derrière ses remparts de brique (par endroit réduits à néant) et ses douves. La ville suit un plan assez simple : un carré d’un kilomètre de côté enfermant un nombre incalculable de temples, de ruelles biscornues et de grandes maisons d’anciens commerçants. Bien avant les routards, Chiang Mai étaient en effet envahie de visiteurs étrangers transitant sur la route de la soie.

Au marché Warorot

Riche et souveraine, elle nous offre un bel aperçu de son accueil dès notre arrivée à notre hôtel : bâtiment rose de 4 étages formant un angle, il nous apparaît au détour d’une petite rue du vieux-centre. La patronne n’est pas encore arrivée, mais la charmante employée nous permet de poser nos affaires. Nous avions repéré en arrivant un petit bouiboui venant d’ouvrir. Nous nous y installons tous les quatre pour prendre un petit-déjeuner. Ce sera, on pense, le meilleur breakfast de notre séjour en Thaïlande. Carte courte (comme dans tous les meilleurs établissements), les filles et Pierre prennent une soupe copieuse, Matthieu s’aventure sur de la viande : savoureuse !

Nous sommes aux anges sur nos chaises qui collent aux shorts posées sur de la terre battue : les nuages se percent à ce moment-là, laissant apparaître un soleil déjà brulant. Il n’est pas 9h. Nous souhaitons déjà être à demain matin pour retourner dans ce petit resto de rue mais le patron s’excuse : « Demain, c’est dimanche et c’est jour de prière. Alors, nous serons malheureusement fermés… » Ces jours de prière ne sont pas systématiquement fixés au dimanche : il en existe deux, trois ou quatre par mois, c’est selon, et c’est l’occasion pour les bouddhistes de se rendre au temple en famille. Les commerçants décident parfois de fermer. D’autres ne vendent pas d’alcool ce jour-là.

Dans le marché Warorot

Allez, partons à la découverte de cette ville ! Pardon ? Un marché ? Quand il est seul avec Matthieu, Pierre peut parfois résister aux pulsions marchéistes de son compagnon. Mais à trois contre un, difficile de résister :-p On quitte les remparts et on pénètre dans la ville moderne par le petit quartier chinois de Chiang Mai. Évidemment, comparé à celui de Bangkok, on est ici dans une proportion restreinte contenue entre deux ou trois rues, tout au plus. Il est près de 10h et, dans le Nord comme dans le Sud du pays, on ne peut pas dire que les Thaïlandais sont des lève-tôt.

La Saï Oua

Les commerçants n’en sont qu’au décrassage du pas de porte lorsque nous arrivons au marché Warorot : là, c’est néanmoins l’effervescence. Des couples et des familles petit-déjeunent dans les allées où des tables sont dressées. On se commande une bonne saucisse de Chiang Mai, la Saï Oua : généreuse, bien assaisonnée et peu grasse. Quasiment une charcuterie de régime ! Les halles se poursuivent sur plusieurs niveaux, parfois sans cohérence les uns avec les autres : les épices côtoient les vêtements, les jouets posent au milieu de cuisines improvisées, les fruits et les légumes succèdent aux ustensiles ménagers.

Nous sortons du marché sans vraiment quitter les camelots. Les rues sont à la fois bondées et étroites dans ce quartier de la ville nouvelle bloqué par la Ping, un bras du fleuve Chao Phraya (que nous avons laissé à Bangkok). C’est précisément ici que partent les songthaeos (taxis collectifs) en direction de la campagne montagneuse derrière le Doi Inthanon. Nous n’avons toujours pas tranché cette question épineuse, d’ailleurs…

Un dilemme montagneux

Lisa et Sophie veulent découvrir la ruralité thaïlandaise. Nous, on pense avoir bien vu la Thaïlande des champs et des rizières lors de nos étapes sur les îles de Koh Chang et Koh Phayam, à Khao Sok et à Sam Roi Yot… On a par ailleurs déjà prévu un trek, tous les quatre, au nord de Chiang Rai dans quelques jours… Et on doit aussi passer plusieurs semaines dans le très rural Laos. Autant dire que rester en ville ne nous déplairait pas. Et en même temps, on veut rester avec les filles. Et puis c’est toujours intéressant de découvrir des rizières à sec et vivre chez l’habitant. D’où le dilemme…

Le wat Chedi Luang

Peut-être que la visite de quelques uns des temples qui font la fierté de Chiang Mai nous permettra d’éclaircir la question. Nous débutons par le wat Pan Ping — assez peu d’intérêt et donc assez peu éclairant. Nous poursuivons quelques (dizaines) de mètres plus loin avec le wat Chedi Luang. Emouvant vestige décati en brique, cerné d’éléphants, il abritait aux XVe et XVIe siècles le fameux bouddha d’émeraude que l’on avait admiré au palais royal de Bangkok.

À côté du chédi à moitié en ruine se trouve une chapelle interdite aux femmes (par définition impures d’après la croyance bouddhiste, car le sang des règles pourrait souiller le lieu saint) où se trouve le pilier fondateur de la ville de Chiang Mai. Vertigineux témoignage du temps… dont ne profiteront pas Lisa et Sophie. Mais la tête déjà dans leur future expédition sur les hauts-plateaux thaïlandais, nous repartons sans regret sous le regard vert et menaçant des yakshas — ces statues monstrueuses qui font office de gardienne des temples en Thaïlande.

Dans le XIe arrondissement de Chiang Mai

Les filles suggèrent de revenir vers le présent et de rencontrer la jeunesse de Chiang Mai. Direction : le quartier de l’Université. Une zone assez éloignée du vieux centre historique de la ville. On traverse de larges avenues qui fuient vers le Doi Inthanon. On pénètre dans la cité universitaire où des étudiants passent leur samedi après-midi à shooter dans un panier de basket. Le ciel devient menaçant alors que nous longeons les logements étudiants ; de grandes barres très CROUS 70’s. C’est alors que, sans transition, nous arrivons dans un quartier visiblement en pleine mutation. Ça frémit. On ne rencontre plus de touristes occidentaux. On se retrouve au milieu de voyageurs thaïlandais ou d’habitants de la ville, des parents venus passer les Fêtes avec leurs enfants étudiants, des jeunes, des trentenaires ; nous, si nous étions dans notre quartier du XIe arrondissement.

La cité universitaire de Chiang Mai

Des maisons basses sont converties en restaurants, boutiques arty. On visite même une expo de peinture dans le hall d’un hôtel. C’est bobo, ça nous rappelle, à une échelle plus importante, le centre de Phuket-ville. Un petit immeuble sans genre qui fait angle, non loin du grand centre commercial MAYA ; un coin de rue un peu à l’écart mais suffisamment bien placé pour attirer à lui toute une jeunesse bohème de Chiang Mai : c’est l’endroit idéal pour boire une bière en terrasse.

On commande quatre bouteilles de chez « My beer friend », l’une des brasseries artisanales de la ville. Cliché du Parisien vous nous direz. Et alors ? On le revendique : nous sommes tous les quatre parisiens (même si on ne reniera jamais nos origines auvergnate, basque, normande ou gasconne). Nous sommes surtout heureux d’être ensemble, à quelques heures de 2020, devant une bonne bière locale, au cœur du Chiang Mai du XXIe siècle. Les plateaux de charcuterie et de fromage du « 11e domaine » manquent au tableau mais on sent comme un petit air d’Oberkampf souffler sur ce rade thaïlandais.

Valse à deux temps

Quatre mois de séparation physique n’ont pas altéré notre amitié. C’est une sensation assez étrange que l’on éprouve tous les quatre sans forcément s’en rendre compte, sans forcément se le dire ou se l’avouer. Nous nous sommes manqués sans avoir eu l’impression du manque. Certes on continuait à communiquer de manière très personnelle, tous les quatre, très régulièrement. Nous étions au courant de tout de la vie des unes et des autres. Mais les retrouvailles physiques, celles évoquées à Bangkok et qui se sont poursuivies à Ayutthaya, changent forcément quelque chose dans notre regard.

Nous ne sommes pas à Paris malgré les apparences. Et nous n’avons pas vécu la même chose à 9.000 kilomètres de distance. Nous n’avons pas éprouvé les mêmes sentiments. Nous n’avons pas regardé les mêmes films, suivi les mêmes actus, turbiné autant. Comme lorsque l’on prend un TGV ou un avion supersonique, nous avons subi une distorsion du temps. Nous n’avons plus les mêmes référentiels. Nous ne sommes pas arrivés ici avec le même chronomètre. Il y a celui du repos mérité. Et celui du long cours.

Reste que nos quatre cœurs battent toujours à l’unisson. C’est là l’essentiel. Et c’est dans cet état d’esprit léger — un état d’esprit que l’on ne peut reconstituer que quelques semaines plus tard, mais qui existe déjà à ce moment-là de manière pas suffisamment dégrossi — que nous proposons à Lisa et Sophie de parcourir sans nous la montagne thaïlandaise. Elles en ont besoin, se dit-on. Elles en ont envie, pense-t-on.

La confrérie du poulpe en Thaïlande

Erreur d’appréciation dont nous nous voudrons par la suite car oui, c’était assez con de se dire que Lisa et Sophie, qui venaient de parcourir plus de 9.000 kilomètres, avaient besoin de se retrouver toutes les deux. C’était assez idiot de notre part de ne pas vouloir les suivre dans un coin méconnu du Nord de la Thaïlande sous prétexte que l’on fera un trek dans quelques jours ensemble. L’essentiel, à ce moment-là n’était pas dans la chaleur d’un bar de Chiang Mai, il résidait dans la larme que nous n’avons pas aperçue dans le coin d’un œil de Lisa.

Pokémon thaï

Autour de nous, les conversations sont animées. Garçons et filles préparent leur réveillon du 31-décembre. On sent l’effervescence. Nous décidons de revenir dans le quartier pour vibrer aux douze coups de minuit en leur compagnie. D’ici là, nous retournons dans notre vieux-centre. Un taxi et nous passons devant un marché de nuit qui semble déborder de nourriture. Petit rafraîchissement à l’hôtel où la patronne, que nous avions manquée le matin, nous accueille les bras ouverts.

Le temps de quelques formules de politesse, de régler la chambre pour la nuit, d’expliquer que les filles partent demain mais reviennent après-demain (à ce moment-là, on comprend que la patronne comprend que l’on n’est pas en couple avec les filles… mais son regard se demande encore si les filles sont, elles, en couple ensemble) et nous partons rejoindre les stands de nourriture aperçus sur le chemin. Quelle profusion là encore, au pied des remparts ! Succession de petits restos qui semblent bien ancrés pour être de simples stands de street-food. Sophie tombe en pâmoison devant un poulpe. Poulpe énorme, magnifique, luisant de vie. Sophie et Lisa font partie de la confrérie du poulpe : un groupe d’adeptes vouant un culte sans mesure au célèbre céphalopode. Afin d’honorer le but de leur convoitise, elles se doivent de le déguster à tout instant, en tout lieu.

Mini-Time Square

Nous commandons donc le beau poulpe que Sophie ne cesse de guetter du coin de l’œil avec gourmandise et inquiétude lorsqu’elle découvre le jeune cuistot qui devra découper la chair blanche du prince des mers. Le jeune homme se révèle habile, précis, consciencieux : il est intronisé maître-poulpe par nos deux amies, un titre décerné avec parcimonie. Tout juste grillé et légèrement épicé mais bien assaisonné, le jeune poulpe fond dans la bouche. Lisa et Sophie revivent et, dans une lente expiration, expriment leur satisfaction comme elles le feraient à la fin d’une séance de yoga. Namasté !

Songthaeo sur le pont de fer de Chiang Mai

La journée fut longue et elles doivent encore partir de bonne heure demain : trouver un songthaeo, changer de véhicule au pied du Doi Ithanon, appeler le propriétaire de la cabane qu’elles ont repérée au milieu des rizières et tenter d’arriver avant la tombée du jour. On les raccompagne et on part se prendre un dernier verre.

Au cours de cette nuit thaïlandaise, on découvre un Chiang Mai, comme si l’obscurité changeait la physionomie des rues, des carrefours, des gens. Nous repasserons le lendemain dans ces mêmes sentes, ces mêmes places, sans les reconnaître. Nous tombons d’abord sur un mini Time Square où écrans géants affichent une publicité pour une quelconque marque de fringues suédoises. Les « M » jaunes des McDo et les enseignes de Burger King jouent des coudes. Nous avons franchi les douves à la recherche d’un bar encore ouvert : la Thaïlande se lève tard mais se couche assez tôt aussi.

Rencontre avec Dieu

C’est autour du marché Ka Lae, à l’est de la ville, que nous trouvons quelques bars totalement ouverts sur la rue : l’ambiance est bon enfant mais assez peu de monde se presse autour des quelques tables collées les unes aux autres de sorte que l’on ne sait pas de quel bar on dépend quand on décide de s’assoir. On se commande deux Chang, on va se soulager aux WC publics (ou au fond d’un parking vide) et on passe devant un cabaret de drag-queen, ouvert sur trois côtés. Là encore, deux ou trois Thaïlandais. Autant d’Occidentaux.

Sortie des ténèbres

On fera plus tard la connaissance d’Ana, une Brésilienne, qui nous dit avoir rencontré Dieu dans les bras d’un yogi indien : « Mais ne le répétez pas : mon mari m’attend à l’hôtel ! », nous confesse-t-elle entre deux shots. On la raccompagnera jusqu’à sa porte car il semble évident qu’elle ne pourra pas retrouver son mari… et encore moins son amant ! En chemin, nous rencontrons un jeune prof d’anglais, Pop, originaire du Vietnam, qui doit partir le lendemain au mariage de sa meilleure amie au Népal !

Il est 1h du matin. Impossible de trouver un bar ouvert. Matthieu demande quand même conseil à un groupe de Thaïlandais agglutinés devant un 7-Eleven qui, à défaut de le renseigner, lui font boire cul sec un verre de whisky local… Il ne retrouvera l’usage de la parole que 15 minutes plus tard ! Nous poursuivons avec Pop notre balade nocturne et découvrons les monuments de Chiang Mai dans une pénombre qui mystifie encore plus les flèches dorées, les statues fantasmagoriques et les clochettes qui clinquent désormais dans le vide. « La Rose du Nord » s’emmitoufle bien vite dans le silence.

Le manque et le recueillement

Le lendemain, un manque. Les filles ne sont plus là. Parties ce matin à l’aube vers la montagne, nous nous retrouvons assez penauds, dès le réveil. On espère que leur courte escapade de moins de 48h se passera aussi bien que possible. Nous déjeunons devant le wat Chiang Man, le plus ancien sanctuaire de Chiang Mai. Il date de 1296 et est émouvant de simplicité. Nous craignons néanmoins d’être déjà blasés par la beauté simple de ces temples thaïlandais. Il nous faut faire un effort pour comprendre que nous ne sommes pas là devant n’importe quel lieu de culte mais face à l’un des tous premiers du royaume de Lanna.

Dans le wat Chiang Man

Les toits à trois niveaux, recourbés aux extrémités et soulignés d’or, les deux frontons finement ciselés, l’intérieur en bois et la statue pensive du bouddha sculptée au XVe siècle nous rappellent le temps qui déjà nous rattrape. Les lanternes qu’accrochent les fidèles au-dessus des portails d’entrée sont aussi un signal : n’allez pas trop vite, observez, goûtez et songez au présent avant de vous projeter trop vite dans l’avenir. Les familles prennent le temps, aujourd’hui, de venir prier dans les temples. L’émotion nous envahit au wat Phra Sing, le sanctuaire le plus vénéré de Chiang Mai.

Une petite chapelle, toute en bois, où là encore la simplicité apparente laisse place à une complexité architecturale et une finesse pour qui veut bien se poser quelques instants à l’observer. Prendre son temps de voir les fidèles s’agenouiller au fond du lieu saint, devant un moine qui les bénit. Jeunes, vieux, parents, enfants, familles, amis,… tous profitent du jour de prière pour laver ses péchés. Le Bouddha Lion qui trône au milieu de la pièce aux colonnes dorées, au sol couvert d’une moquette rouge et aux murs peints, apaise nos tensions et notre esprit. Vire-t-on bouddhistes ? La recherche de la sérénité n’est pas incompatible avec une autre foi.

Un massage sportif

En tout cas, force est de constater que les Thaïlandais qui viennent ici en ressortent sereins, épanouis, toujours souriants. Ils offrent des lanternes colorées, accrochent des grappes de billets devant le chédi doré flanqué derrière la chapelle. L’atmosphère est à la fois joyeuse et recueillie. Un mélange de Lourdes et de monastère ladakhi. Revigorant.

Offrande en famille

Nous avons bien fait de prendre le temps dans ce jour empreint de spiritualité : le soir, le ciel s’assombrit brusquement. L’orage lointain se fait plus menaçant. Nous traversons des kilomètres de marché de rue qui se met en place au cœur de la cité. Les camelots commençaient à déployer leurs tapis sur lesquels ils poseront des objets « artisanaux », quand les premières gouttes tombent. On le sait, et la dernière expérience sur le lac de Khao Sok nous l’a rappelé avec vigueur : ici, la pluie ne peut venir qu’en trombe.

Nous nous réfugions dans un salon de massage alors que le tonnerre se met à résonner sur les murs des rues étroites de Chiang Mai. Massage thaï, une autre expérience sportive : la jeune fille qui s’occupe de Pierre est aussi costaude qu’un lutteur indien. Matthieu a hérité d’un homme tout aussi poilu. Et on nous étire, nous pose le pied sur la colonne vertébrale pendant qu’on nous tire en arrière. On ne masse pas : on pétrie. On ne détend pas : on malaxe. Les articulations et les muscles sont mis à rude épreuve. On découvre des endroits insoupçonnés de notre corps et on réapprend à souffrir aux commissures des membres.

Orage sur Chiang Mai

Pierre en ressort étrangement détendu. Matthieu a un peu plus de mal à se relever sur ses deux jambes. C’est physique, crevant même. Mais un bon thé chaud nous remet d’aplomb. Dehors, la pluie n’a pas cessé. Au contraire. Elle est froide et inquiétante. Les filles ! Espérons qu’elles ne vivent pas la même épreuve dans leur montagne. On sait à quel point les orages sur les cimes sont particulièrement brutaux. On essaie de les joindre ; sans succès. Pierre envoie un message au propriétaire de leur cabane ; pas de réponse non plus. Internet et les réseaux téléphoniques sont coupés… On s’inquiète…

Maison de style colonial dans le centre de Chiang Mai

On grelotte encore le lendemain. La température a subitement baissé. Et toujours aucune nouvelle de Lisa et Sophie au réveil… Rien à faire pourtant. Elles doivent revenir dans la soirée. Nous partons pour un nouveau marché du nouveau Chiang Mai. Il est situé au-delà de la Ping. On y petit-déjeune et prenons deux belles tasses de café noir à un stand. Le quartier est charmant. Calme. Loin des foules touristiques qui viennent passer le Nouvel An.

Nous franchissons et refranchissons le pont de fer qui relie les deux parties de la ville. Les bâtiments de style colonial (rappelons que la Thaïlande n’a jamais été soumise aux Européens) succèdent aux graffitis plutôt réussis des street-artistes. Des boulangeries aux accents français rivalisent en terme d’exotisme avec les temples chinois reconnaissables à leurs lanternes rouges.

Le retour des filles !

Nous arrivons dans le petit quartier musulman, le bien nommé « Hallal Street », connu pour préparer le meilleur Khao Soï de Chiang Mai. Il s’agit d’une soupe épaisse et sombre dans laquelle baignent de beaux morceaux de bœuf. Du curry et du lait de coco pour l’onctuosité, des nouilles cuites et des nouilles grillées pour le gourmand et le croquant (comme dirait Cyril Lignac) ainsi que des petites légumes, des échalotes, du citron et une lichette de piment pour relever le tout et vous avez un magnifique plat typique du Nord de la Thaïlande !

Rizières en habit d’été (photo Lisa Delahais)

Notre journée culinaire s’achève en fin d’après-midi dans un vieux rade presque crade, non loin de notre hôtel. C’est drôle : on dirait un routier français avec ses posters de joueurs de foot, ses fanions, son menu unique et sa patronne massive. Nous savons qu’il est réputé pour ses glaces. Nous en commandons deux différentes : Pierre déguste (sans le savoir) une glace à l’œuf étonnante et étrangement bonne. Matthieu croque dans un sandwich de glace : déroutant mais là aussi c’était bizarrement savoureux.

Les filles sont de retour ! Saines et sauves ! Elles viennent de nous envoyer un message : elles se rafraîchissent à l’hôtel et nous invitent à les rejoindre. Comme une seconde soirée de retrouvailles : on va se chercher à boire au 7-Eleven et des chips aux goûts improbables. L’orage ? Elles l’ont vécu, le même, à plusieurs kilomètres de là, dans un décor merveilleux de rizières asséchées et de vallons aux versants paille.

Romantisme sur les rizières

Le spectacle naturel était des plus romantiques : sur la terrasse de leur cabane, elles ont d’abord pu observer l’arrivée des nuages noirs puis entendre le tonnerre au loin, au-dessus de Chiang Mai. Les rideaux fripés formés par les trombes d’eau embrumaient l’horizon. C’est à ce moment-là que le vent s’est levé et s’est engouffré dans la vallée. Le ciel s’est chargé et la pluie est tombée. Toute la nuit, sans relâche, elle a frappé leur habitation de bambou. Impossible d’appeler : il n’y avait plus de réseau téléphonique et la seule connexion Internet n’était disponible que dans la cabane du propriétaire.

Cabanes avec vue (photo Lisa Delahais)

Finalement, même à distance, nous continuons à vivre les mêmes expériences. Elles étaient arrivées un peu plus tôt dans l’après-midi : le temps de se balader à travers les champs au repos et les collines arborées. La plénitude de la nature du Nord de la Thaïlande : elles en ont encore des lumières dans les yeux. Et puis le dîner chez les quelques familles qui vivent là. Des propriétaires terriens qui profitent des périodes de jachère pour accueillir des visiteurs. Nous regrettons de ne pas les avoir accompagnées.

Elles ont même eu le temps, avant de rentrer, de pousser jusqu’au temple situé sur le Doi Inthanon, la montagne tutélaire de Chiang Mai. Des familles en nombre sont venues rendre leurs hommages à quelques heures du passage à la nouvelle année. Les filles en ont profité pour se faire raccompagner en voiture jusqu’au pied du mont et retrouver un taxi collectif pour rentrer « à la maison ».

Dernières emplettes de 2019

Le lendemain, nous les retrouvons au même marché dans lequel nous avions pris un petit-déjeuner et un café la veille. Là encore, joie de partager cet instant avec elles. On va se chercher un plat dans un stand, un café dans un autre et on s’installe à une table au cœur de la petite halle. Notre groupe reformé et requinqué, nous parcourons un peu mieux ce quartier aux airs sereins. Passage devant une pâtisserie repérée par Sophie qui fait des petits pains briochés vraiment délicieux (en tout cas Pierre se régale). On tombe sur une petite boutique vintage dans laquelle on passe presque une heure. On en ressort avec un vieux comics Batman en langue thaï : collector ! Enfin, un magasin charmant d’objets artisanaux (elle ne le sait pas encore, mais la mère de Pierre aura bientôt un cadeau venant de cet endroit).

The Crew

Nos dernières emplettes de 2019. Les dernières ? « Il nous faudrait encore des cartes postales ! » Depuis Bangkok, les filles n’arrêtent pas de chercher des cartes postales. Il en manque toujours une ! N’empêche, elles prennent leur temps, mais il faut dire qu’elles sont toujours assez bien dénichées. Du vintage boxeur thaïlandais pour Mathias au paysage stylisé pour les parents, ça vaut le coup de prendre son temps à trouver LA carte qui fera mouche.

Prendre son temps. Ce leitmotiv qui revient encore plus en ce jour où nous accordons nos pas pour une danse à quatre. On reparle livres avec Lisa (Pierre termine « Le Royaume » d’Emmanuel Carrère), projets avec Sophie (son prochain tournage au Cap-Vert suscite déjà en elle une impatiente curiosité) et bébé (un de nos amis en commun, qui se reconnaîtra, sera bientôt papa).

Prendre son temps

Nous marchons sans visiter. Nous nous baladons et nous arrêtons seulement pour nous faire plaisir avec un bon bun aux haricots rouges. L’ambiance se fait déjà plus insouciante dans les rues. Des pétards commencent à éclater de part et d’autre des quartiers. La fébrilité de la fête de ce soir se fait ressentir. Nous ne voulons pas forcément être à demain. Mais déjà profiter de ce moment présent. Chiang Mai nous a rendu philosophes. Et on comprend mieux le mysticisme d’Emmanuel Carrère dans sa recherche de spiritualité dépouillée de tout carcan religieux.

Offrandes d’or

C’est la philosophie aussi des filles qui nous parlent souvent de yoga et de méditation. Nous n’en éprouvons pas le « besoin » dans l’immédiat. Nous en ressentirons l’envie quelques mois plus tard. Prendre son temps de respirer l’air de 2019 qui s’évapore bientôt. Se refaire un apéro à quatre sur notre terrasse d’hôtel, notre nouvelle maison. Revenir au petit resto de poissons pour se lancer dans une orgie d’iode avant de reprendre la route… Tout cela dans un rêve ouaté.

Et puis les larmes, de joie, quand Lisa et Sophie nous offrent probablement le plus beau cadeau de cette fin d’année : une vidéo tournée quelques jours plus tôt avec tous nos amis, Hervé et Pauline notamment, dans notre bar à vin du XIe arrondissement. Ils reprennent « Balance ton quoi » renommé « Balance ton tweet » aux paroles réécrites pour nous. On en reste sans voix… Alors que les leurs sont tellement parfaites dans ce clip ! On n’en revient toujours pas.

Cédric Villani et country thaïlandaise

Et on n’est pas au bout de nos surprises quand, insidieusement, au détour d’une conversation sur les prochaines municipales à Paris, on comprend que Lisa et Sophie s’intéressent fortement à la candidature de Cédric Villani… Une blague filée pendant toute la soirée. Matthieu est resté diplomate mais n’a pas caché son soulagement quand les filles ont lâché l’affaire, étonnées elles-mêmes que l’on soit tombé dans le panneau !

Au Tawandang, cabaret de danse country thaïlandaise

Ce 31-décembre s’est poursuivi au sommet du MAYA, le centre commercial devant lequel nous avions pris une bière à notre arrivée. Toute la jeunesse de Chiang Mai est là. Au loin s’élèvent les « lanternes célestes ». Des centaines de lampions en feuille de riz mues par la simple chaleur d’une bougie nous rappellent la chance que nous avons d’être ensemble pour passer une nouvelle année tous les quatre ; après Sidi Bou Saïd en 2017/2018.

La soirée s’arrose, se prolonge jusqu’à un improbable cabaret de danse country thaïlandaise. Psychédélique. Fossé de vertige et d’absurde. Le temps semble s’être tordu, se distend et s’écarte. On ignore l’heure qu’il est mais demain, tout à l’heure, il faudra se lever aux aurores : nous avons un bus à 8h pour Chiang Rai. Le temps est compté ; lui qui devait nous manquer redevient subitement le patron. L’année 2020 commence sous le joug du maître des horloges.

Nos coups de cœur

Dormir. Le Corner Inn, idéalement situé dans la vieille-ville, il propose des chambres simples mais spacieuses avec salle de bain individuelle. La patronne est extrêmement sympathique, disponible et aidante. Une vraie maman ! Corner Inn, Ratvithi Lane 1 Alley, Sriphoom

Manger. Le meilleur Khao Soï (ou khao soy) de Chiang Mai au « Khao Soy Fueng Fah » situé dans le quartier musulman de Chiang Mai. Khao Soy Fueng Fah, Charoen Prathet Rd, Tambon Chang Moi

Découvrir. Le quartier entre l’Université et le grand centre commercial MAYA, concentré de modernité chaleureuse où les étudiants et les trentenaires flânent, se font masser, du lèche-vitrine et boivent des coups entre amis. Coup de cœur spécial pour le East Bar situé au 1 Huaykaew Rd.

Nos autres étapes en Thaïlande

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