À Koh Chang, chez les nomades de la mer

À vouloir trouver une île déserte, nous en arrivons à brouiller les pistes. Koh Chang, à la frontière cambodgienne, est très connue en Thaïlande… Mais nous lui avons préféré son homonyme inconnue située au large de la Birmanie. Ne cherchez pas sur Google, c’est seulement ici que vous en entendrez parler !

[Récit de notre séjour sur l’île de Koh Chang du 16 au 19 décembre 2019]

Trempés jusqu’aux os après l’effroyable tempête que nous venions d’affronter sur le lac Ratchaprapha, nous devons déjà songer à notre étape suivante : remonter jusqu’à la frontière birmane et nous poser sur la plage de sable doré de Koh Chang. Reste un « détail » à régler : comment s’y rendre ?

Dilemme…

On vous la fait courte : un bus en provenance de Surat Thani passe chaque matin à 8h à Khao Sok, il rejoint la gare routière de Takua Pa, d’où nous devons prendre un autre bus pour Ranong à 9h, pour nous embarquer avant 17h sur un bateau pour Koh Chang. Sauf que le bus de 8h ne passe… que s’il a du monde au départ ! C’est donc une option risquée, d’autant que le timing est serré.

Notre hôtel nous propose une alternative : un minibus privé jusqu’à Takua Pa, qu’on prendrait une heure plus tôt pour être certain d’attraper le bus suivant. Simple mais onéreux. N’écoutant que notre fatigue (et notre budget), on se dit qu’on va tenter l’aventure du bus de 8h. Et s’il ne passe pas, eh bien on prendra le prochain (qui passera, quand il passera). On termine l’apéro sur un « on verra bien » !

La route Khao Sok / Takua Pa

Et on a bien vu ! Le lendemain, chaussures encore trempées de la veille, appareil photo embué et démonté pour le faire sécher, fringues humides dans un sac plastique, nous portons nos baluchons à travers la jungle de Khao Sok. Il est encore tôt. Les rayons du soleil brisent péniblement les palmes des arbres mais leur chaleur est déjà suffocante. Si seulement il avait pu briller hier… On se dépêche.

Retour en Inde

Il est 7h30. On est large. On peut souffler. Un couple d’Indiens attend avec nous au bord de la route. Ils sont ravis d’apprendre que nous revenons de chez eux. Ça fait déjà près de 2 mois que nous avons quitté l’Inde et son tumulte. Mais jamais notre esprit ne pourra oublier ce que nous avons vécu là-bas. Nous revoyons d’ailleurs dans leurs yeux les lumières de Goa et les cimes du Ladakh. Ils ont à peu près notre âge, viennent de se marier, portent eux aussi un gros sac-à-dos et nous avouent à demi-mot leur surprise de se retrouver dans un univers nouveau.

Toute leur logique, la cohérence des choses et la conception de la vie semblent en contradiction avec les valeurs indiennes. On les imagine assez mal en effet au milieu des stroboscopes et des appels incessants au « massage » des rabatteuses de Patong. Mais ils voyagent en dehors de leur pays, à deux, loin de leur zone de confort. Ils découvrent de nouveaux univers. On se comprend immédiatement.

Olivier et Chantal attendant le bus pour Takua Pa

Il est maintenant 8h15. On se retourne et derrière nous un vieil homme vient d’ouvrir sa boutique. Un taudis fait de planches de bois qui sert pêle-mêle d’Abribus, de hangar, de carrosserie, de débit de boisson, d’épicerie de chips et de bureaux d’achat de tickets de transport.

« Il passe s’il passe ! »

On le retrouve pour s’enquérir des horaires : « Oh, le bus de 8h. Il passe s’il passe ! S’il a du monde au départ, il devrait pas tarder… Sinon, il y en a un autre dans 30 minutes ! » Soit à 8h45. Si nous n’avons pas le bus de 8h, on peut dire adieu à notre correspondance de 9h et donc au bateau avant 17h. Peut-être ne dormirons-nous pas sur notre plage de sable doré ce soir… Le risque est maintenant bien réel.

Les parents de Matthieu, jusque là compréhensifs, commencent à se demander si c’est tout le temps comme ça. On les rassure. Leur explique que c’est vraiment inhabituel mais que ça fait partie d’un tour du monde. Malheureusement, ça tombe aujourd’hui où nos horaires sont serrés, au lendemain d’avoir échappé à un chavirement sur un lac et alors que nous n’avons pas eu le temps de prendre un petit-déjeuner…

L’impossibilité d’une île…

9h15. Cette fois, c’est bien simple, il va falloir trouver un plan B. On tente d’arrêter tous les bus qui passent en direction de Takua Pa. Sans succès : ils sont tous pleins ou réservés à des groupes de touristes. Nous commençons à désespérer. Matthieu regarde quel hôtel pourrait nous accueillir au port de Ranong et voir si l’hébergement réservé sur Koh Chang peut nous rembourser la nuit. Quand soudain, surgit face au vent, le vrai bus que nous devons prendre.

Robert Carlyle et Leonardo DiCaprio

Brinquebalant, il nous semble qu’il ne s’arrête même pas au moment où nous montons à son bord, les sacs sur les épaules. Un couple d’Allemands s’engouffre à notre suite. Sauvés ! Maintenant, il va falloir trouver un bus de substitution à notre correspondance qui est forcément partie depuis un bon moment. La contrôleuse nous demande notre destination : on lui explique que l’on devait rejoindre l’embranchement entre Khao Sok et Takua Pa afin de prendre un bus pour Ranong.

On donne l’impression d’être de grands connaisseurs du réseau routier thaïlandais. Elle nous prend pour des habitués et ça nous sera très utile. On souffle de nouveau dans nos sièges bleus, aux côtés de Thaïlandais qui se rendent à leur travail, au marché ou rejoindre des membres de leur famille. C’est calme, apaisant… Pierre s’endort. Pendant ce temps, Matthieu discute avec les deux Allemands qui se sont installés juste devant nous. Ils lui demandent des conseils pour poursuivre leur voyage (alambiqué) en Thaïlande.

Verrons-nous Koh Chang un jour ?

Matthieu est heureux de leur faire part de notre parcours et leur donne le secret ultime de notre séjour : l’île de Koh Chang. Pas celle du côté du Cambodge, non ! L’île voisine de Koh Phayam, en mer d’Andaman, au large de la Birmanie ! Notre destination. On se croirait dans « La Plage » quand Robert Carlyle donne la carte de l’île à Leonardo DiCaprio… La scène dans le bus est ici moins sanguinolente, on vous rassure.

Débarqués sur la route nationale

Brusquement, le bus s’arrête. Nous sommes sur la route. Une Nationale fréquentée. Pas d’arrêt à l’horizon et pourtant le véhicule stoppe net et se range sur le bas-côté. Que se passe-t-il encore ? On a vécu ça une fois en Inde : le bus venait de crever… Décidément, ce n’était pas notre jour de chance. Les parents de Matthieu, qui ont trouvé deux places au fond de la carlingue, se demandent désormais dans quelle galère ils se sont fourrés…

« Descendez vite ! Votre bus est là ! » Quoi ? Ce n’est pas notre arrêt ! « Mais si ! Là, vite, il va repartir ! » Matthieu se lève d’un bond. On comprend : notre chauffeur a repéré de loin le bus que nous devions prendre par la suite et lui a fait signe de s’arrêter lui aussi sur le bas côté. On le voit, 20 mètres derrière nous, de l’autre côté de la chaussée, warning allumés.

Enfin arrivés à Ranong !

L’Allemand, moins chargé que nous, court le premier vers l’autre véhicule. Matthieu le suit à 2 mètres. Pierre lui crie de retenir le bus. Les parents de Matthieu n’ont pas le temps de réfléchir : ils sautent à leur tour à l’extérieur et traversent la route presque à l’aveugle. Les deux Allemands jettent leurs sacs sur le porte-bagage quand nous atteignons enfin le bus qui démarre en trombe. Nous sommes dans le bus de 9h qui a lui-même plus d’une heure de retard. Finalement, quand tout le monde est en retard, on arrive presque à être en avance : nous approchons de Ranong deux heures plus tard.

Au milieu des paquets

Troisième fois que nous posons nos bagages dans cette ville dont le seul intérêt est d’être le point d’arrivée des voyageurs en provenance de Birmanie et le port de départ des routards qui se rendent sur les deux îles secrètes de Koh Phayam et de Koh Chang. Nous retrouvons presque une routine : nous déjeunons à la même gargote qu’à notre arrivée, 10 jours plus tôt et nous attendons notre bateau au même embarcadère. Finalement, nous avons l’embarcation que souhaitait prendre Matthieu. Et on comprend mieux pourquoi il tenait vraiment à arriver à temps pour monter là-dessus.

Il s’agit en fait d’un cargo de fortune transportant les vivres pour les habitants et les quelques établissements touristiques de l’île. Un bric-à-brac où s’entassent des sacs de riz, de la farine, des tonnes de packs de bière, du pain, des barils d’eau, des biscuits, du café, du thé,… À croire que rien ne pousse, rien n’est cultivé sur cette île. Par déduction, nous comprenons que nous y trouverons du poisson en abondance. Et c’est bien ça le principal.

Olivier et Chantal sont dans un drôle de bateau

Et nous arrivons, sur un ponton, bien aménagé, il faut le dire, à l’image de celui autrefois emprunté à Koh Phayam. Notre hébergement, le Rattana, est situé de l’autre côté de l’île, à près de 8 km du débarcadère. Vue depuis la côte, le paysage insulaire de Koh Chang est assez montagneux, abrupte, plus sauvage, plus vert, que Koh Phayam. On sent déjà la forêt primitive d’où sortent des oiseaux disparus. Certains arrivent déjà à notre hauteur. On s’approche du rivage. Et nous tombons sur d’autres genres d’oiseaux : les moto-taxis de Koh Chang.

Et ce n’est pas fini…

Nous voyant chargés, il se lèchent déjà les babines : « Vous êtes quatre, c’est quatre motos ! » Nous faisons mine de ne pas avoir le budget adéquat, d’autant qu’à ce petit port des habitants commencent à venir pour récurer leur marchandise. On se dit que l’un d’entre eux nous prendra bien dans sa remorque. C’est justement ce que comptait faire une jeune femme venue chercher ses ballots. Mais les taxis l’en ont défendue.

À partir de ce moment-là, il était hors de question de chercher à négocier avec eux, nous sommes partis, persuadés qu’un des chauffeurs nous rattraperait au vol et nous proposerait un prix cohérent. Il faut dire que des touristes, ils ne doivent pas en voir beaucoup débarquer ici. Eh bien visiblement ils ont préféré finir leur sieste ou leur partie de cartes plutôt que de nous courir après. Au bout d’un kilomètre de marche sous le cagnard et dans le silence de la forêt d’hévéas, nous nous sommes reprochés collectivement notre vantardise : nous ne pourrons jamais atteindre notre hébergement à pied…

Koh Chang en vue !

Et en même temps, personne ne passe sur cette route, unique connexion entre le débarcadère et le reste de l’île ! Quelle journée… On commence à être crevés mais il va bien falloir arriver à destination sous peine de devoir dormir à la belle étoile. Le jour commence déjà à baisser. Le mieux, c’est de poursuivre, avancer, se dire qu’on se rapproche inéluctablement du but. Encore lointain…

La voix mystérieuse

On arrive alors devant un groupement de trois ou quatre maisons. Dans la première, un side-car trône fièrement dans la cour au côté de son propriétaire endormi. On le réveille et on lui demande de nous amener au Rattana. Trop loin et il fait trop chaud : même en fin de journée, la sieste semble sacrée. Plus loin, une autre maison. Le téléphone portable de son propriétaire est posé sur le pas de la porte. Il ne doit pas être loin. On appelle. « Il y a quelqu’un ? » Une voix nous répond depuis l’autre côté de la maison.

Pierre s’avance : « Où êtes-vous ? » De nouveau, la voix masculine, forte et claire, répond. La langue est incompréhensible : il ne doit pas parler anglais. Pierre fait alors le tour de la baraque : une voiture est garée devant le garage, s’il trouve le propriétaire, nous sommes sauvés ! Encore faut-il le trouver. Mais, revenu au point de départ, devant le bâtiment, il ne peut que bredouiller son étonnement : « Je n’ai trouvé personne. Peut-être qu’il est à l’intérieur mais il n’y a aucune lumière et la porte est fermée… »

Forêt d’hévéas à Koh Chang

Disant cela, la voix se met à appeler à son tour. Et d’un coup, Pierre se rappelle d’une pause dans un restaurant de bord de route en Birmanie, lors d’un long trajet en bus. Il reconnaît cette voix. Il refait le tour de la maison et découvre la provenance de son hallucination : un mainate en cage, là, comme en Birmanie, qui s’amuse à répondre à la place de son maître parti on ne sait où ! L’illusion vocale est bluffante. On n’a finalement pas de voiture mais on éclate tous en un fou rire contagieux.

L’aventure en side-car

On rit si fort que l’on n’entend pas le side-car qui s’approche de nous : on explique notre situation au chauffeur, le prie de bien vouloir nous acheminer jusqu’au Rattana. Nos larmes de joie semblent contagieuses elles-aussi : le bonhomme nous prend dans son véhicule aménagé, nos sacs répartis dans une cagette en métal qui fait office de remorque, Matthieu derrière le conducteur, ses parents et Pierre s’accrochant à ce qu’ils peuvent afin de ne pas chavirer et nous voilà parés pour franchir les quelques 6 ou 7 kilomètres restants.

Nous découvrons l’île de Koh Chang, aménagée par les planteurs d’hévéas, ces arbres à caoutchouc. Elle est par ailleurs restée très sauvage : la seule route qui serpente est en ciment et n’est pas plus large qu’une petite voiture. Le reste de la végétation est luxuriant. Les bruits de la nuit commencent à sortir des bois. La chaleur est toujours accablante. Nous transpirons tant à cause du climat que par tous les derniers revirements de situations. Mais ce trajet en side-car bricolé nous amuse.

Destination à l’horizon !

On vous passera les moments où nous devons descendre du véhicule artisanal pour qu’il puisse grimper une côte terreuse (avec toujours l’idée que peut-être nous ne reverrons plus nos bagages de l’autre côté de la butte). On passera aussi sur cet instant où une femme à scooter arrive à notre hauteur, demande à Chantal de monter avec elle, et où on les voit filer devant nous alors que nous ne savons pas de qui il s’agit ni si elle sait bien où elle doit amener la mère de Matthieu.

« The Beach »

Nous arrivons finalement à destination chacun de notre côté : Chantal est là depuis 10 minutes, le père de Matthieu a terminé son parcours dans la remorque du side-car et nous, nous arrivons à pied, le véhicule de fortune ayant décidé que nous étions trop lourds pour supporter une dernière poussée vers le Rattana.

Mais tout le monde est là : nous sommes accueillis comme des membres de la famille par la famille, justement, qui s’occupe de notre petit lotissement de bungalows. Même si le jour n’est bientôt plus qu’un souvenir, nous distinguons le paysage : nous sommes au sommet d’une petite falaise, dominant une petite plage qui commence à se griser sous les rayons de la lune. Au large de Koh Chang, les lumières vertes des bateaux de pêcheurs et les balises rouges qui matérialisent la frontière maritime entre l’Union du Myanmar et le royaume de Thaïlande. L’endroit, même au crépuscule, est paradisiaque.

« Notre » plage de bout du monde

Les bruits des grillons de la forêt nous invitent au silence. Demain, nous découvrirons cette île isolée. Loin de ce que nous avons vu jusqu’à présent. Et pourtant, on pensait déjà Koh Phayam éloignée de tout. Koh Chang nous donne la sensation de l’être davantage ; d’être l’île rêvée à la fois par les parents de Matthieu, amoureux de la nature et des grands espaces, et par nous, évidemment, soucieux de panacher nos découvertes entre villes trépidantes et sites insolites. La rencontre du Rattana est la convergence de toutes ces attentes.

Le retour du khao tom

Au réveil, magie de découvrir la plage déjà baignée de soleil. Vous vous souvenez du visage de Picsou, s’illuminant d’or lorsqu’il se penchait au-dessus de son trésor ? C’est le même effet ici qui nous réveille. Le sable doré de la petite crique en contre-bas est déjà un régal pour les yeux. Nous voyons s’y envoler les aigles qui chassent à pic le poisson malchanceux. Et puis nos regards se posent sur l’arbre qui trône devant nous : un couple de toucans se fait des mamours. Un écureuil passe devant eux, se lave le museau et repart. On remarque qu’il tient une sorte de noisette tropicale entre ses pattes.

L’envie d’en découvrir plus : allons rejoindre les parents de Matthieu qui poursuivent leur séjour sportif en Thaïlande. Ils sont déjà attablés pour le petit-déjeuner. Nous sommes arrivés trop tard pour leur faire découvrir le khao tom : le petit-déjeuner thaïlandais par excellence que nous avons dégusté la première fois à Koh Phayam. Il s’agit d’une soupe de riz gluant saupoudrée de fines lamelles de citronnelle et servie avec un oeuf et un morceau de porc bouilli au milieu. Dit comme ça, ça ne donne pas forcément envie (surtout le matin) mais croyez nous, c’est un régal ! Et comme souvent, les bonnes choses locales ne se trouvent pas à la carte. Nous devons commander ce plat directement à la cuisinière, heureuse de voir que nous connaissons et heureuse de pouvoir nous le préparer comme à ses enfants.

Le khao tom

Le reste de la journée est une longue balade languissante à travers Koh Chang. Nous longeons la plage en descendant vers le Sud, côté Ouest. Nous sommes pour ainsi dire seuls : les vacances de Noël ne commencent que ce soir. Les Européens ne sont pas encore arrivés en masse. Alors nous en profitons et nous arrivons à ce qui est probablement le village : un dispensaire, une école, une épicerie et un café.

Avec les forestiers de Koh Chang

Plus loin, nous tombons sur groupe de messieurs, attablés devant une gargote donnant sur l’unique route aménagée (en ciment) de l’île. L’ambiance semble tellement amicale — ces hommes sortent du travail dans la forêt, ils en profitent pour se désaltérer dans ce bar isolé du reste du village avant de retrouver leur femme — qu’on ne peut résister à la tentation de s’asseoir avec eux. Le patron nous accueille les bras ouverts. Le regard, le sourire et les gestes de sympathie pallient l’absence de mots.

Nous faisons découvrir le Lipton Ice Tea citron à Chantal. Nous prenons un Coca et Olivier teste sa première Chang, la bière thaïlandaise flanquée de deux éléphants (comme son nom l’indique). Les forestiers se retournent souvent avec curiosité : peu de touristes en cette saison et encore moins dans ce bled. Le ciel s’assombrit rapidement sous les arbres. Alors on doit refuser la tournée que s’apprêtait à lancer l’un des clients. Nous reprenons notre marche. Le Rattana est encore loin. On doit se dépêcher. Mais comment ne pas résister à l’appel de la forêt, de ses bruits et de ses cris ?

Au cœur du village de Koh Chang

Nous, nous sommes habitués à entendre les toucans, les geckos, les serpents qui se faufilent à travers les feuilles morts… Mais pour les parents de Matthieu, c’est le paradis perdu. Alors, même si la nuit tombe, que Pierre accélère le pas, que les cris se font plus présents autour de nous et que l’éclairage public est inexistant, l’envolée d’aigles au-dessus du rivage ne peut pas être simplement vue : elle doit être vécue. L’émerveillement prend le dessus sur la crainte de ne pas retrouver notre chemin (il n’y en a qu’un). Les insectes se réveillent. Les petits mammifères s’affairent. C’est l’heure de la chasse. La vie secrète des animaux, c’est la nuit.

« Prenez ça ! Vous en aurez besoin ! »

Nous atteignons enfin le Rattana, perdu sur sa falaise. Quelques lumières luisent : l’électricité est ici rationnée et nous ne pouvons en profiter que de 18h à 22h30 (inutile de préciser qu’il n’y a pas de wifi non plus). L’occasion pour chacun de regagner quelques instants nos cabanes, prendre une douche, brillants de sueur que nous sommes. On se retrouve enfin autour du patron de l’établissement dans la vaste salle commune, ouverte aux quatre vents, qui domine la mer. Matthieu avait commandé un poisson, le matin. Là encore, ce n’était pas à la carte. Nous nous régalons. La journée, aussi intense fut-elle, ne pouvait pas se terminer en si bon chemin. Difficile de se quitter. Il nous reste encore une bonne heure de lumière alors… On débouche une nouvelle bouteille 😉

Le lendemain matin, après avoir avalé un khao tom, nous demandons au prioritaire de l’hôtel des renseignements sur le village Moken que nous souhaitons rejoindre dans la journée. À ce mot, sa femme arrive avec quatre bâtons et nous les lance : « Prenez ça ! Vous en aurez besoin ! Les chiens sont méchants là-bas ! » Nous voilà prévenus. Nous nous engageons sur la routes d’abord caillouteuse, puis terreuse, enfin boueuse.

Sur la route des Mokens

Nous grimpons au-dessus de la plage. Nous dominons désormais toute l’île depuis une sorte de corniche. Tout juste le temps de jeter un dernier regard derrière nous : nous nous engouffrons dans la forêt armés de nos bâtons. Aucun panneau de signalisation évidemment. Nous ne savons pas vraiment à quoi ressemble le chemin que nous empruntons mais il monte très vite.

Sur les traces des Mokens

Nous transpirons d’autant plus que nous avançons. Matthieu coupe les branches devant nous. Le chemin que nous parcourons est-il tracé par l’Homme ou par le ruissellement de l’eau ? Pas d’Internet. Le réseau téléphonique, le seul que nous captons sur cette île, nous souhaite la bienvenue en Birmanie… Sensation d’être dans un autre espace-temps. Nous sommes pourtant bien sur l’île de Koh Chang, en Thaïlande : ça ne fait aucun doute et c’est notre seule certitude à ce stade. Nous voulons rejoindre le village de la minorité Moken. Il s’agit d’un peuple nomade, commun au Myanmar et à la Thaïlande, mais ne jouissant pas vraiment du statut de citoyens de l’un ou de l’autre.

Ils font partie de ce que les anglo-saxons appellent les « sea gypsies », les gitans de la mer. Ou plus exactement : les nomades de la mer. Ils ne reconnaissent aucune nation car leur terre, c’est la mer. Ils vivent de la pêche et du commerce. Et ils restent à l’écart des autres peuples sauf lorsqu’ils vont vendre leurs poissons dans les villages thaïlandais ou birmans. Alors, à quoi devons-nous nous attendre ? La mise en garde contre les « chiens méchants » pose une ambiance. Et plus nous grimpons à travers la forêt, plus on a la sensation de se retrouver dans le film de John Boorman, « Délivrance »

Premier regard sur le village Moken

Nous avons même l’impression d’être observés. Que la colline a des yeux. Finalement, nous atteignons un plateau puis le chemin plonge en ligne droite vers la mer. Nous ne la voyons pas : nous ne pouvons que l’entendre. De même que les aboiements des chiens. On ne nous avait pas menti : ils semblent être assez nombreux. Nous avançons avec prudence. Nous entendons à travers les arbres la rumeur d’un village. Des enfants jouent, des adultes s’invectivent. Des larmes de fumée s’échappent désormais à travers les cimes.

Chez les Mokens

Nous sortons enfin du bois. Nous sommes encore à une dizaine de mètres au-dessus de la mer d’Andaman. En face de nous se dévoile un hameau fait de baraques en planches perchées sur pilotis. De longues habitations serrées les unes aux autres dont on ne perçoit à ce moment-là que les toits en tôle. Elles sont une trentaine parquées entre la colline et le rivage. On descend par une pente herbeuse et humide. On manque de glisser à chaque pas. Une première maison devant nous : vitres cassées, on découvre à l’intérieur un lit en fer défoncé. L’agencement des trois pièces nous fait penser à un dispensaire, un hôpital de fortune abandonné.

On poursuit. Un escalier en ciment mal entretenu nous conduit jusqu’au cœur du village où les aboiements des chiens se font plus menaçants… d’autant qu’on ne les voit pas encore. On arrive à une ruelle étroite qui fait office d’unique voie passante du bourg. Entre les maisons, cette trouée boueuse mène jusqu’à une placette où des enfants s’amusent à moitié nus. Boîte de conserve aux pieds, ils jouent au foot et nous lancent de grands sourires. Nous approchons à présent du ponton d’où débarquent les hommes revenus de leur matinée de pêche.

L’arrivée des pêcheurs Mokens

Personne ne viendra nous parler. Mais l’atmosphère n’est pas hostile. Les habits sont colorés. Les barques arborent des drapeaux vifs. Nous passons devant une épicerie : la vendeuse est allongée à même le sol et attend les clients. Que des produits de première nécessité. L’endroit n’est pas un lieu pour les étrangers de passage. Nous poursuivons et nous guidons au son des chiens qui mugissent maintenant plus explicitement. Nous les croisons. Des molosses. Ces fameux chiens. Mais qui obéissent au moindre mot lancé par leurs maîtres qui nous saluent timidement à notre passage.

Le paradis suspendu

Nous n’irons pas plus loin car le village lui-même s’arrête là. Les chiens gardent chacun la parcelle de leur maison et l’entrée Nord de la commune. Sous chaque maison, des réserves de plastique ; débris accumulés et pêches infructueuses. Quelques feux improvisés devant les habitations brûlent les déchets. D’autres, aux senteurs plus savoureuses, cuisent du poisson. Le village est simple mais solide. La maison du chef est même construite en pierres. Les nomades de la mer se sont posés là un temps et repartiront le moment venu. Ils ne parlent une langue comprise que par eux et leurs cousins Moklens (avec un L).

Pour notre part, nous sentons que le moment de partir est venu. Nous reprenons le sentier vers notre plage dorée. Nous avons toujours l’impression d’être suivis même si les aboiements se sont dispersés. Jusqu’à quand les Mokens pourront vivre ici, entre mer et isolement ? L’incertitude de leur condition de survie en Thaïlande est une préoccupation du quotidien. Certains de leurs frères préfèrent même rester en Birmanie pour jouir d’une plus grande liberté de mouvement.

Le moment de partir…

Triste sort que celui des Mokens, nomades assignés à résidence par une logique frontalière qui les dépasse et dont ils souhaitent se dépouiller. Nous remontons sur notre falaise et voyons les côtes birmanes. Demain, un bateau viendra nous chercher. Il s’échouera volontairement sur la plage de Koh Chang pour nous embarquer. Nos sacs et nos souvenirs. Ceux d’un monde perdu et suspendu en l’air, celui du temps.

Notre coup de coeur

Dormir. Mais aussi flâner, bouquiner, regarder le temps qui passe… Pour tout cela, rien de mieux qu’un séjour au Rattana. Le bungalow pour deux personnes est à partir de 10 euros la nuit dans sa version la plus simple, 15 euros la nuit dans sa très satisfaisante version intermédiaire et 20 euros la nuit dans sa version tout confort. L’hôtel fait aussi restaurant – et on vous le recommande ! Depuis Ranong, un bateau marque chaque jour l’arrêt sur la plage au pied de l’hôtel : nul besoin alors de vous faire convoyer comme nous d’un bout à l’autre de l’île 😉

Nos autres étapes en Thaïlande

3 commentaires sur “À Koh Chang, chez les nomades de la mer

  1. Bonjour (encore une fois 😉

    C’est prenant vos récits, honnêtement, bien écrit ! Concernant Ranong, il faut creuser un peu (je vous invite à revenir sur mon site), il y a quand même quelques visites à faire. Par contre il vaut mieux être véhiculé c’est sûr….

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