Jodhpur : Quand le Raja s’tend

Les façades bleues de Jodhpur

La ville bleue du Rajasthan nous a donné une nouvelle vision du voyage en Inde. Rencontre avec des femmes routardes, discussion avec un jeune hôtelier et découverte d’un palais fantasmagorique. Jodhpur nous enivre.

Aperçue à Udaipur, la beauté du Rajasthan se déploie véritablement sur la route de Jodhpur. A travers les fenêtres de notre bus, des taches rouges se détachent d’un paysage fait de rochers en équilibre, de terre ocre, de végétation éparse et de villages d’échoppes étendus le long de la chaussée. Ces flammèches vermillon se déplacent. Souvent isolées, elles s’aperçoivent de loin. Soudain, l’un de ces panaches rouges passe au pied de notre carlingue. Le turban flamboyant s’avance dans le bus : ici, les hommes de la terre portent ce large couvre-chef comme une fierté d’être du « pays des rois » (traduction du nom « Rajasthan »).

Celui-là s’avance, couronné de son turban sanglant, la tunique crème, un bâton tenu à bout de bras tel un sceptre. Il s’assoie royalement. Le regard toujours droit, la barbe taillée, le nez franc. L’empereur-paysan part à Jodhpur avec nous. Il s’étonne de trouver là des Européens en short. Il nous regarde du haut des millénaires glorieux de ces royaumes transformés en un seul et même État indien en 1956.

Le traditionnel turban rouge du Rajasthan

Sur la voie royale

De notre côté, beaucoup moins impériaux, nous décidons de nous rafraîchir à coup de bouteille d’eau. Mais, dans un bus qui, comme on vous l’a déjà raconté, n’est pas de première jeunesse, le simple geste de boire au goulot devient un défi olympique. Soit on réussi à ne pas en mettre partout et là on se sent pousser des ailes, prêts à déposer une candidature pour participer au Plus Grand Cabaret du monde. Soit on se loupe et là on pourrait faire rire le public d’Interville (sans même l’intervention de la vachette).

Nous séchons vite sous la chaleur sèche (et du bus non-climatisé). Pierre termine Le Hussard sur le toit et se prend à rêver de voir le héros de Jean Giono cavaler à travers les vallons rajasthanais. L’horizon se fait subitement provençal. Des agriculteurs font paître leurs buffles pendant que des enfants nus comme des vers s’ébrouent dans les rivières. Des Massey Ferguson croisent notre bus en direction des champs. La terre des rois n’est pas opulente mais la vie paysanne semble simple et sereine. En apparence…

Une femme et son chien à la fenêtre d’une maison

Dans la cité tortueuse

La porte claque durant tout le trajet. La végétation est beaucoup plus fournie que tout à l’heure. Les collines laissent place à la plaine. C’est humide et la pluie commence à nettoyer les vitres de notre bus. De nouveaux passagers trainent leurs ballots. Les bagages s’accumulent. On nous demande d’où on vient et on entre dans Jodhpur.

Premier regard, première vision sortie de l’imaginaire : un palais-citadelle domine la ville. Nous entrons à pied dans le vieux-centre. Les véhicules y sont interdits. La porte monumentale donne un aperçu de la richesse des souverains d’antan. Les ruelles sont tortueuses. Sales. Mal éclairées.

Epuisés mais heureux d’arriver dans cette nouvelle Inde, les sacs déposés à notre chambre d’hôte, nous trouvons un resto populaire (en fait, le seul encore ouvert à cette heure-là dans le quartier). Nous sommes interpelés par le nom d’un plat nouveau pour nous : le Jodhpur Kabuli. Que fait une spécialité afghane dans ce coin du Rajasthan ? Pour en savoir plus, nous le commandons.

Le fort de Mehrangargh à la tombée de la nuit

Les saveurs du palais

Le serveur, quelque peu perturbé par l’arrivée de deux Occidentaux, n’a pas tout de suite compris que nous souhaitions deux plats. Ne parlant pas un mot d’anglais, ce sont les autres clients du resto qui ont dû lui expliquer.

Nous ne l’avons pas regretté : le Jodhpur Kabuli est une spécialité succulente à base de riz aux mille épices, mariné pendant des heures avec des légumes frits et des quantités de fruits secs, faisant apparaître des saveurs que nous n’avions jamais éprouvées jusque là en Inde. Un régal.

En sortant, nous tombons sur un vendeur de kulfi. Cela fait un moment que nous sommes intrigués par ces glaces longues tenues par un bâtonnet. Elles sont ici vendues dans un chariot de street-food : le commerçant verse une crème laiteuse dans des cônes qu’il place dans un bac réfrigéré.

Une fois la préparation glacée, il ressort le bâtonné prêt à déguster : c’est là encore un délice. La glace artisanale doit être mangée en vitesse mais laisse un goût agréable au palais ; fait de cardamome, de pistache, de mangue. Des morceaux de noisettes croustillent à la fin.

Whisky à l’indienne

De retour à l’auberge, le jeune patron nous propose de boire un verre avec lui. Nous le suivons sur le roof-top. On boit un whisky à l’indienne : comme on l’avait déjà remarqué, les hommes aiment bien commander une flasque d’alcool qu’ils mélangent à de l’eau fraiche. C’est moins cher que la bière avec un effet éthylique plus rapide.

L’incontournable flasque de whisky indien

On teste donc ce procédé avec Kapil. Et on parle. Et on boit. On n’arrive plus à savoir dans quel ordre. On apprend que les Français sont nombreux à venir à Jodhpur mais qu’il est difficile de communiquer avec eux car ils parlent assez peu anglais… Et Kapil évoque le souvenir de ce couple de Marseillais, qui paraissaient heureux de leur séjour mais lui laissèrent un très mauvais commentaire sur Booking.com. On lui répond que les Provençaux sont souvent excessifs… On se prend même à lui expliquer en Anglais l’expression de “la sardine qui a bouché le port de Marseille”.

Géographie amoureuse

Et on en vient à la géographie. Marseille au Sud-Est, la frontière belge au Nord-Est… « Attendez ! La Belgique ça touche la France ? C’est génial : j’adore la bière belge ! » Puis l’Espagne au Sud-Ouest : « Ah mais je connais l’Espagne : j’ai eu une petite copine de Barcelone ! » On lui souligne que, pour ne pas commettre d’impair la prochaine fois, il ferait mieux de ne pas dire à une Barcelonaise qu’elle est Espagnole…

Alors, pour continuer à pouvoir draguer les Françaises qui viennent à son hôtel (mais aussi pour faciliter la communication avec les prochains visiteurs marseillais), Kapil apprend de nouveaux mots en Français. Il n’est d’ailleurs pas le seul en Inde : comme on a pu s’en apercevoir depuis quelques semaines, il existe une vraie appétence pour notre langue (malgré sa complexité). On laisse Kapil tenter une approche avec une Hongkongaise et on va se coucher.

À l’entrée du fort de Mehrangarh

Le Taj Mahal du Rajasthan

Le lendemain, grimpette matinale vers la citadelle de Jodhpur. Avec un dénivelé abrupte de 125 mètres, nous touchons enfin ses parois ocres qui se fondent dans la roche. Les couleurs changent selon l’angle de prise de vue ; parfois les murs ciselés paraissent être composés de bois. Mais non : tout n’est que minéral.

Le Fort de Mehrangarh est une merveille. Peut-être notre plus belle émotion architecturale depuis le Taj Mahal. L’intérieur est composé de coursives où l’on passe — caché par les moucharabiehs comme les femmes des rajas — de pièce en pièce, de cour en cour et le fantasme des « Mille et une nuits » se fait corps.

Du haut des murailles ou à travers les fenêtres ajourées, on découvre Jodhpur d’en-haut. Les façades face à la forteresse sont colorées de bleu, ce qui donne à la cité un petit côté tunisien. Un Sidi-Bou sans la mer mais avec une douceur de vivre qui s’engouffre directement dans nos poumons.

Les façades bleues de Jodhpur

Nous redescendons vers les ruelles anciennes que nous découvrons avec le fourmillement du jour. Nous remontons vers une crête au bout de l’éperon rocheux. Une autre partie de la ville s’offre alors à nous. Nous descendons de ce côté là, à travers des passages beaucoup plus calmes, vides de touristes et d’activités bruyantes. Les habitants hochent la tête à notre passage. Les vieux prennent le frais sur les marches de leur maison.

Les venelles sont pentues. Le blanc des murs reflète une douce lumière et le bleu préserve nos yeux de la réverbération. A l’entrée d’un temple, des singes sont nourris par les marchands de fruits et légumes : ils dévorent des bananes qu’ils n’auront pas à chiper… avant d’être chassés par le bâton d’une femme agacée de les voir se bâfrer sur son balcon.

Singe à l’entrée du Shri Gangshyam Ji Maharaj Mandir

Le carteSIMgate

Nous retournons du côté de notre hôtel. Pierre y a oublié son appareil photo… Nous croisons deux Françaises en grande discussion : « Mais je te dis qu’une carte SIM serait plus utile ! »« Tu sais bien que je déteste utiliser mon portable ! On n’a qu’à demander aux gens ! » Désespérée, la première se retourne alors vers nous : « Dites-lui que c’est plus pratique en Inde d’avoir de la 4G pour se déplacer ! »

Pris de cours, on confirme en effet que depuis notre arrivée dans le pays la data nous a permis d’être avertis en cas d’annulation de bus, de connaître nos places dans le train, les itinéraires à vélo, etc. Alors… “Ah ben voilà, tu vois !”

On se demande si on ne vient pas de commettre une boulette… Alors on change de sujet : « Cet accent… Vous êtes du Sud-Ouest ? », leur demande-t-on. « De Toulouse ! Je m’appelle Béatrice et ma copine, qui n’est pas fan des nouvelles technologies, c’est Emma ! On fait un périple en Inde pendant un mois mais on n’a pas encore tout prévu… Et je lui ai dit qu’avec un peu de 4G ça pourrait nous faciliter les choses ! Vous ne voulez pas m’accompagner chez un opérateur pour acheter une carte SIM ? »

Frustration sexuelle

En couple, les deux jeunes femmes travaillent dans le médical. En chemin vers un opérateur téléphonique (en fait, une cahute au milieu du marché), elles nous racontent comment se passe leur voyage. Backpackers comme nous, ce que nous redoutions s’est malheureusement avéré vrai. Alors que nous, garçons, sommes constamment interpellés (« Selfie ! », « D’où venez-vous ? », “Vous êtes frères ?”, « Salut mon ami ! »…), on se demandait si c’était la même chose pour les femmes. Et il y en a beaucoup, des Occidentales, qui voyagent seules ou à deux, en Inde. Nous en croisons partout.

Sardar Market : un marché où l’on trouve de tout, et notamment des cartes SIM

« C’est un enfer ! », nous confesse Béatrice. « Ce sont des regards libidineux à longueur de journée. Emma s’est faite peloter alors qu’elle prenait un selfie. L’autre jour, dans le train, un homme s’est masturbé dans sa couchette en face de nous. On n’est jamais à l’abri d’une remarque, d’une insulte, d’un attouchement… C’est très agressif. Tendu. »

La frustration sexuelle des Indiens, elles la subissent. Pas de quoi arrêter leur voyage pour autant. Il est « simplement » contraint. Alors que nous pouvons dîner à peu près n’importe quand, elles ne quittent pas leur hôtel après 19h. D’ailleurs, ce serait mal vu que deux femmes mangent ensemble dans un resto (l’apanage des hommes et des familles).

La sexualité en Inde, pays du kamasutra, est aujourd’hui honteuse : par le double-effet des brahmanes et de la pudibonderie britannique, elle ne peut pas s’exprimer en dehors du mariage. On se marie d’ailleurs jeune. Ce qui décuple encore la frustration des hommes et des femmes. L’homosexualité a été dépénalisée l’an dernier. Alors que le « troisième sexe » est lui depuis longtemps reconnu et même codifié par la tradition hindoue. L’Inde n’est pas à un paradoxe près…

Une vendeuse ambulante dans les rues de Jodhpur

Reste que Béatrice et Emma ont désormais un téléphone avec de la data. Elles pourront trouver leur compartiment réservé aux femmes lors de leur prochain trajet en train. Et nous, on file, libres comme des hommes en Inde, comme des rois qu’ils sont à Jodhpur plus qu’ailleurs, vers un english wine shop trouver une flasque de whisky et une bouteille d’eau fraiche.

Nos coups de cœur

Déguster. Des lassis au safran ! Dans un coin de rue, en plein vieux marché, on découvre grâce à Béatrice ce fabricant de lassis exclusivement au safran. C’est un goût délicieux, rafraichissant et pour le prix d’un lassi traditionnel (40 roupies). A ne pas manquer !
Shri Mishrilal Hotel, Clock Tower Road, Sardar Market

Découvrir. C’est presque par hasard que nous tombons sur le Toorji-Ka-Jhalara. Il s’agit d’un superbe puits à degrés, creusé en pleine ville. Il n’est indiqué sur aucune carte, il vient pourtant d’être restauré. Pour le découvrir, mieux vaut demander le Stepwell Café, il domine le Toorji-Ka-Jhalara. Mais n’allez pas au café : le puits est gratuit.
Toorji-ka-Jhalara, Sutharo Ka Bass Roadd, Gulab Sagar Makrana Mohalla, Gulab Sagar

Un homme au bord du Toorji-Ka-Jhalara

Manger. Chez Priya Hotel et Restaurant, on dîne dans une vaste salle ouverte sur la rue avec des Indiens de Johdpur. On est à l’écart du centre touristique ce qui permet de découvrir de bons plats à des prix normaux. Mention spéciale pour leur pani puri.
Hotel Priya 181-182, Nai Sarak, Sojati Gate, Sri Ganganagar

Dormir. Une chambre d’hôte dans la vieille ville de Jodhpur, très bien située, un peu vieillotte mais où le charme opère grâce aux chambres, au roof-top et à l’accueil exceptionnel des patrons. Et avec un prix imbattable : moins de 6 euros la nuit à deux !
Bob Hostel, Katla Bazar Kansara Street, Near Kunj Bihari Mandir

6 commentaires sur “Jodhpur : Quand le Raja s’tend

  1. Chouette article! J’ai beaucoup aimé le passage sur la « frustration sexuelle ». Étant blanche avec les cheveux blonds, j’appréhendais mon arrivée en Inde mais comme j’étais toujours accompagnée de mon compagnon, je n’ai pas trop subi le regard des hommes. Je n’ai d’ailleurs aucune histoire désagréable à raconter 😪. Et effectivement, on a croisé énormément de femmes qui voyageaient seules en Inde et ça ne doit pas être de tout repos…

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