
Pour la première fois depuis la création de ce blog, nous accueillons une invitée : notre amie Lisa, avec qui nous avons fait un bout de chemin en Thaïlande. On lui a proposé d’écrire un texte, carte blanche. Elle nous livre le contrechamp de ce séjour passé ensemble.
Je n’ai quasiment rien ramené de mon voyage en Thaïlande. Seulement quelques mots jetés dans un cahier, et un stylo couleur lilas figurant un dinosaure de cartoon, qui trône avec d’autres crayons dans un cylindre de bambou taillé par Louh, notre guide karen, souvenir d’une leçon de cuisine dans les vallées autour de Chiang Rai.
Je n’ai presque rien rapporté car mes souvenirs de Thaïlande relèvent essentiellement du goût. Chiang Mai a celui de la brioche au haricot rouge. Bangkok celui du sésame noir, de la soupe aux herbes du matin, et du cappuccino frappé. Chiang Rai a le goût des fried rice. Et la Thaïlande toute entière a le sel des amitiés.
Un Pad Thai à Bangkok
L’excitation monte quelque peu. Nous sommes debout depuis l’aube, nous avons enchaîné des heures harassantes de transport (non : en fait, le plus long, c’était d’attendre entre chaque transport :), nous avons en tout cas ce sentiment un peu étrange du « transit », cet état hors-sol, pas parti, pas arrivé, où se mêle déjà la nostalgie de l’endroit quitté et des routines qu’on y avait créées ; et l’attente de l’après, avec ses nouvelles perspectives.
Ce jour-là, nous quittons le sud turquoise de la Thaïlande pour retrouver la grouillante Bangkok.
Lors de notre précédente venue, une semaine plus tôt, on s’est familiarisées avec les portraits du roi omniprésents, le jaune des rubans officiels le long des pelouses, les rues marketées backpackers, le mix d’immeubles bas anciens et d’édifices modernes, et surtout les kilomètres de câbles électriques qui donnent à la ville ses lignes particulières. Bangkok est graphique. Et déroutante. À la fois tentaculaire, incohérente, bordélique, et ordonnée, sage, facile. Elle mélange les styles — on passe de baraquements traditionnels en teck le long du canal, où on a l’impression de traverser les intimités, aux tours des artères affairées, ses centres commerciaux, sa circulation à plusieurs niveaux, trottoirs ou plateformes piétonnes aériennes. Mais malgré la foule (18 millions d’habitants tout de même), on n’étouffe pas.
Une Gotham City asiatique qui s’arpente dans tous les sens, du nord au sud, d’ouest en est, de bas en haut… D’ailleurs, sur une de ses tours les plus hautes, où le toit permet d’admirer la ville en panoramique, c’est une plateforme qui effectue une rotation à 180°, et non les visiteurs qui font le tour : Bangkok a le sens des distorsions.
Ça tombe bien, cette journée est elle-même un retour vers le futur : nous revenons à Bangkok pour retrouver nos amis, que nous avions laissés il y a cinq mois qui paraissent quinze jours, à 10 000 kilomètres de là. Tournis. L’excitation monte, disais-je… Ce soir, nous rejoignons Pierre et Matthieu.
En plein Chinatown, dans une petite rue calme, les coffee-shop trendy alternent avec des boutiques de pèses-légumes. Notre auberge est là, discrète. Nous posons nos sacs dans une chambre minuscule.
Je suis une pile, humeurs up-and-down incontrôlées. Il nous faut encore une bonne demi-heure de marche pour rejoindre les garçons au point qui fait office de « mi-chemin » entre nos deux quartiers. La flemme le dispute à la joie toute enfantine de savoir qu’on va les revoir. Vous savez, ce petit battement de cœur qui accélère quelques heures avant un événement ? C’est comme pour un date, mais il y a moins de stress. Comme le trac avant la scène, moins la peur de se louper.
Nous dépassons les rues animées de Chinatown, traversons des rues affichant no man’s lands, et arrivons sur le bout de trottoir qui rassemble un petit night-market et quelques restos. Whatsapp dit que les garçons approchent.
Et soudain, ils sont là. Bronzés, amincis, le cheveu blondi de soleil. Le sourire assuré de Pierre, les yeux rieurs de Matthieu, et Chantal et Olivier – que nous avions également laissé la veille du départ des garçons, une jolie après-midi d’août à regarder Pierre mécontent de perdre au molki.
Nous choisissons un étroit resto de pad thai. La lumière blafarde donne une teinte verte aux murs carrelés, il y a des photos et des journaux aux murs, le wok king size et les plaques de cuisson donnent sur la rue. Nous sommes trop nombreux autour de cette table raisonnablement pour quatre, et bien trop affairés à rattraper le temps, commenter tout et n’importe quoi, volubiles, pour rentrer dans l’espace. On déborde, en somme.
On change de table et de sujet, on passe du pad thai au mango sticky rice. Pierre ne le sait pas encore, mais nous avons écrit une chanson où on évoque qu’il ne partage jamais ses desserts. Je le regarde tandis qu’on passe commande : il ne faudrait pas que quatre mois de tour du monde l’ait fait déroger à la règle, cela rendrait notre couplet caduc ! Il n’en est rien.
Les conversations ne vont nulle part. Interrompues, reprises, échangées, virevoltantes, légères, superficielles. Peu importe. Il reste ce sentiment étonnant de temps arrêté. Ça m’a paru mille ans et une minute ; en fait, « seulement » deux heures. On a retrouvé les garçons.
Le riz de Chiang Rai
Chiang Rai, début d’après-midi. La gare routière, cœur névralgique du centre-ville. On se sépare là. Les moteurs vrombissent, les voyageurs patientent. De vieilles machines américaines, vintages et colorées, décorées au bon vouloir du chauffeur. Enfin du chauffeur, ou de son collègue, on ne sait pas trop, le personnel défile : là c’est l’agent qui te vend le billet, là, c’est le chauffeur qui mènera le trajet. Des agents de sécurité, ou peut-être gouvernementaux, surveillent le tout, interrogent. Cela crée un ballet officiel qui occupe les attentes léthargiques.
On se dit quoi, quand on se quitte ? Que c’était bien ? Qu’on a hâte de se revoir dans sept mois ? Tout ça, et si peu.
On les a observés, nos amis tour-du-mondistes pendant cette dizaine de jours. On a vécu pareil et différemment. Ce n’est pas tout à fait la même chose que de retrouver des gens que l’on connaît très bien hors de leur cadre. Hors du décor commun. Et dans un autre espace-temps. Eux ont le temps, nous avons trois semaines. On a tous saisi les heures au vol de l’autre. On a éprouvé le paysage à la marche, la ville à se perdre, et on s’est arrêtés, chacun, quand le désir le décidait – ou la faim.
Ce matin-là, d’ailleurs, Pierre ne veut pas de porc dans son fried rice de petit-déjeuner. Allons bon. La vieille dame qui semble tenir une clientèle d’ouvriers et de lycéens gère la cuisine et le service avec une concentration rigoureuse. Entre deux plats qu’elle dépose sur la table, elle chasse les moineaux qui se rassemblent sur les tables vacantes, guettant les miettes. Elle ne parle pas anglais, veut qu’on lui indique nos commandes de plat par écrit, et on s’aperçoit qu’elle a quelques difficultés à nous lire.
Dans ce contexte, expliquer que Pierre ne veut pas de porc est une gageure, Matthieu s’en charge. Sans viande, avec l’œuf. Pierre a le matin agacé.
Nous aussi. Comme une tension de dernier jour, parce qu’il est plus simple de ronchonner que de regarder en face la réalité de la journée : c’est notre dernier jour tous ensemble. À eux la liberté retrouvée du duo dès la fin de journée, et le Laos. À nous Bangkok qui nous époustoufle, pour la troisième et dernière fois, dans un nouveau quartier, encore. Sauf que ces joyeuses perspectives sont quand même synonymes d’aux-revoir, et de nombreux kilomètres qu’on va remettre entre nous pour plusieurs mois.
Et entre le pad thai de Bangkok et le fried rice de Chiang Rai, notre amitié aura survécu à toutes nos humeurs, surmonté nos différences d’approche, dansé sur les toits d’un centre commercial, perdu à une tombola d’église, célébré un Noël en langue thaï, débattu de Cédric Villani et des différences de qualités entre chips goût poisson du 7-Eleven, et éprouvé le même orage, à une centaine de kilomètres les uns des autres. C’est beaucoup. C’est précieux.
Alors comme un rituel au goût sucré, juste avant de se rendre à la gare routière, on termine comme on a commencé : en allant chercher un mango sticky rice.
