
Doit-on ajouter un pays à la liste de ceux traversés pendant notre tour du monde ? Sur le chemin de Hoi An, c’est bien en Russie et non au Vietnam que nous faisons une escale. La station balnéaire de Nha Trang est une enclave où les Russes ont débarqué depuis quelques années sans arme mais avec beaucoup de bagages…
[Récit de notre séjour à Nha Trang du 5 au 8 mars 2020]
Nha Trang, grosse station balnéaire de 350.000 habitants à mi-parcours de Saïgon et de Hoi An, n’est pas ce qu’on pourrait appeler un “incontournable” du Vietnam. Avec ses larges avenues bitumées, ses barres d’immeubles qui écrasent la plage et ses magasins aux enseignes criardes, elle n’a ni charme ni authenticité. Tout juste est-elle bonne à tremper ses pieds dans les eaux tièdes de la mer de Chine méridionale en sirotant un mojito au son de la musique électro.
Si nous avions été en vacances dans le pays, nous l’aurions écartée de notre itinéraire. Mais en tour du monde, une furieuse envie nous prend d’y faire escale deux jours. Un arrêt volontaire, dûment choisi. Pour nous, c’est à Nha Trang qu’il faut se rendre et pas ailleurs. Car dans ce décor bétonisant absolument commun aux stations balnéaires modernes se cache un particularisme qui pique notre curiosité : Nha Trang est la plus russe des villes vietnamiennes.
Invasion culturelle
Comment les Russes sont-ils arrivés là, à 4.000 km de Vladivostok et à 8.000 km de Moscou ? Nous ne le savons pas vraiment. Impossible de trouver la moindre personne ou source documentaire qui nous l’expliquerait. Tout juste apprend-t-on que le phénomène s’est accéléré ces dernières années grâce à une offensive des tours-opérateurs vietnamiens et à l’augmentation des lignes aériennes low-cost, sur fond de désamour pour la Thaïlande. Le fait est que les Russes sont là et bien là. C’est à Nha Trang que des centaines de milliers d’entre eux viennent aujourd’hui planter leur parasol et parfaire leur bronzage.

Vous nous direz que voir des Russes en vacances, cela n’a rien d’original ou de très excitant. C’est vrai qu’on les croise souvent sous ces latitudes, à Bali notamment, et plutôt pour le pire du tourisme que pour le meilleur. Leur régime de vacanciers semble souvent se résumer à trois ingrédients : de l’alcool, des tatouages et des filles. Mais Nha Trang, c’est encore différent : jamais nous n’avons visité une ville où la “russomania” est poussée aussi loin. À croire qu’ici, les Russes ont amené avec eux leur pays.
Pénétrer dans le centre-ville, c’est passer la frontière. Dans l’instant, l’alphabet latin devient cyrillique, la bière Saigon devient vodka, la soupe de nouilles devient bortsch. Oublié le dong, on ne compte plus qu’en dollar, voire en rouble. Oubliés aussi les Vietnamiens, ils ont comme été refoulés par un invisible garde-barrière. Des clients des hôtels aux serveurs des bars, des gérants des épiceries jusqu’aux types qui distribuent dans la rue des flyers : toutes et tous sont Russes.
« Priviet ! »
Forcément, avec nos mines d’Occidentaux, les cheveux blondis par six mois d’été permanent, nous nous transformons nous-mêmes soudainement en Russes. On ne nous dit plus “hello” mais “priviet”, on ne nous demande plus “what’s up” mais “kak vy”. En vérité, pendant deux jours, on ne comprend plus un traître mot de ce qu’on nous dit.
Alors cette étape, nous la vivons pour ce qu’elle est : d’abord comme une bonne blague. On arpente les boutiques et on flâne sur la croisette entre les femmes en bikini et leurs maris beauf-attitude. On loue un transat sur le sable, d’où on lève de temps en temps la tête pour s’assurer que la cohorte des gros bonhommes tout blanc a bien viré au rouge écarlate. Et on reprend avec un sourire satisfait notre lecture.

On admire aussi cette île au large, dont on distingue les grandes roues et autres manèges. Elle a été entièrement transformée en parc d’attractions. Elles est reliée au continent par le plus grand téléphérique marin au monde : long de trois kilomètres, tout de même !
Russes blancs et marée noire
Il est à peine 16 heures quand le soleil disparaît derrière les buildings : les architectes n’ont visiblement pas pensé à l’orientation des bâtiments. Pierre ne veut pas replier sa serviette avant d’avoir tenté la baignade. Il fend la foule des sumos slaves bien décidé à faire ses brasses.
Il revient trois minutes plus tard… les pieds couverts de mazout. Un cargo passant par là a eu la bonne idée de laisser des galettes souvenirs. Et voilà tous les gros bonhommes rouges qui nous entourent qui s’alarment en voyant leurs pieds sortir du sable.
Ils se mettent en rythme à se dandiner, à se frotter, à grogner aussi, comme un banc d’éléphants de mer dérangé par les mouettes. Ils se ruent sur le perron de leur hôtel pour s’essuyer maladroitement sur les tapis et en profitent pour engueuler gratuitement le premier réceptionniste venu. C’est que ça colle dur, le mazout !
Dissolvant à ongles
Matthieu préfère partir à la recherche d’un produit nettoyant. Dans les supérettes, il ne trouve malheureusement que des bouées et des conserves de stroganov. Est-ce que ça décape le mazout, la vodka ? Et puis comment cela se dit en russe, produit nettoyant ?

Une grand-mère vient à sa rescousse au rayon maquillage : elle eu le même réflexe pour son mari. Elle lui brandit des lingettes pour bébé convaincue d’une solution miracle. Matthieu préfère opter pour une bouteille de dissolvant à vernis. C’est bon, sauvé : Pierre a de nouveau les pieds propres.
Ne restons pas sur cette mauvaise expérience ! Nha Trang fait partie du club des plus belles baies au monde. On décide d’aller voir ça. C’est sur un scooter que nous faisons route vers le Sud, en direction de Cam Ranh. Nous avons repéré une longue presqu’île qui compte 20 km ininterrompus de sable fin. Rien que le panorama doit valoir son pesant d’or !
Coulée grise
Et c’est là que la bonne blague finit de se fracasser. Le nombre de touristes russes au Vietnam ne cesse d’exploser. Ils sont 650.000 à être venus dans le pays en 2019… dont presque 400.000 à Nha Trang ! Ça ne va pas s’arrêter là, Vietnam Airlines vient encore d’annoncer de nouveaux vols directs au départ de la mère patrie. Les investisseurs y voient une manne. La station balnéaire ne se suffit plus. Alors d’immenses projets fleurissent alentour.
C’est ainsi que nous découvrons que l’immense et paisible plage qui rejoint Cam Ranh est devenue un interminable alignement de resorts plus mégalos les uns que les autres. Trois cents chambres par là, cinq cents par ici, toutes prévues pour ouvrir courant 2020. La baie entière est coulée dans le béton.

Cela, bien entendu, sans que les promoteurs ne s’embarrassent des débris de chantier. C’est la plage qui sert de poubelle. Après tout, d’ici que les vacanciers russes débarquent de leurs avions, la marée aura terminé ses tournées de ramassage.
Cité fantôme
Voilà donc Nha Trang, au début du mois de mars 2020. Nous sommes quelques jours avant que l’OMS déclare l’état de pandémie mondiale, quelques jours avant que le Vietnam, la Russie et tant d’autres pays du monde ferment leurs frontières pour une durée indéterminée.
Nha Trang, lieu de villégiature des nouveaux Tsars, est évacuée de ses touristes juste après notre passage. L’immense majorité de ses hôtels est fermée. Ses dizaines de chantiers sont abandonnés, une partie d’entre eux ne sera probablement jamais achevée.
Nha Trang est devenue du jour au lendemain une cité russe fantôme sur les rives de la mer de Chine méridionale, la ruine d’un tourisme de masse qui s’est effondré avec le coronavirus, mais aussi une ville où les Vietnamiens peuvent à présent reprendre un peu de leurs droits.
C’est triste à lire … Petit lapsus, même si la ville a tout d’une « enclave » russe, cela n’en est pas une comme mentionné dans l’introduction. J’ai eu peur de ne pas être à jour de ma géographie intérieure et j’ai dû aller revérifier !
Le mot « enclave » dans cet article n’est évidemment pas à prendre au sens officiel du terme 😉
👌
Quelle tristesse !!!