Tam Coc : Quand l’avenir s’embrume

Vélo dans les rizières de Tam Coc

Le monde bascule tandis que nous arrivons à Tam Coc, « la baie d’Halong intérieure ». Nous sommes mi-mars, l’OMS vient de décréter l’état de pandémie, les Gouvernements réagissent brusquement en fermant les frontières. Et si nous comprenons que notre tour du monde ne sera désormais plus pareil, nous nous accordons encore quelques heures de répit en parcourant à vélo ces rizières entourées de massifs karstiques.

[Récit de notre étape à Tam Coc du 12 au 14 mars 2020]

Il est 5 heures, Paris s’éveille mais Tam Coc dort encore. Notre bus de nuit vient de s’arrêter au bord de la nationale. Le chauffeur nous fait signe que nous sommes arrivés à destination et qu’il est temps pour nous de descendre. À demi-éveillé, à demi-rêveur, on récupère nos sacs dans la soute puis on regarde le véhicule reprendre sa route sans nous.

Lui va à Hanoï, et s’il a gentiment accepté de faire pour nous une halte en chemin, il n’a pas pour autant voulu s’écarter de son itinéraire. C’est ainsi qu’on se retrouve de bon matin à un carrefour désert, quelque part dans la campagne vietnamienne, dans une pénombre et une brume telles que nous n’y voyons pas à un mètre. On allume nos frontales, on regarde sur la carte la distance qu’il nous reste à parcourir et on commence à marcher.

La baie intérieure de Tam Coc

Taxi fantôme

C’est dans des moments comme celui-ci que la magie de l’Asie opère. Alors que tout le monde devrait dormir, alors que nous devrions être livrés à notre sort, il ne faut pas plus de cinq minutes pour qu’un taxi tombe sur nous. On ne sait pas d’où il sort. Il est simplement apparu. C’est comme s’il avait toujours été là, au milieu des rizières, convaincu que le client viendrait.

Le conducteur baisse sa vitre et propose de nous emmener. Son premier prix ne nous convient pas, mais il a raison de tenter : il est après tout le seul salut qu’on puisse espérer. On le remercie poliment et on continue d’avancer, comme si nous étions prêts à faire à pied les sept kilomètres qui nous séparent de notre hôtel. Il ramène une seconde fois son véhicule à notre niveau et nous fait une nouvelle proposition. Cette fois, on tombe d’accord.

Fermier et ses chèvres

La voiture file à vive allure dans un paysage qu’on ne voit pas. Tout juste devine-t-on qu’on est entouré par les champs et par l’eau. On bifurque plusieurs fois, toujours pour une route plus étroite, jusqu’à finir sur une sente en cul-de-sac. Dans une autre partie du monde, nous nous serions sûrement inquiétés, nous aurions eu peur de nous faire détrousser par ce conducteur inconnu. Mais en Indochine, la confiance est partout. Rien de grave ne semble pouvoir nous arriver.

Porte close

C’est finalement bien devant notre hôtel qu’il finit par nous déposer. Et une fois encore nous restons là, au bord du bitume, à regarder le véhicule reprendre sa route sans nous. Nous sommes à présent devant un large portail clos, sans sonnette, qui donne sur une cour silencieuse. Dans les bâtiments, pas une lumière. Tout le monde doit dormir et c’est bien normal à cette heure. Mais le fait est que nous sommes là et qu’il va nous falloir entrer… 

La route principale vidée de ses véhicules

Doit-on héler le propriétaire au risque de réveiller du même coup tous les locataires et le voisinage ? Doit-on faire le mur et nous installer dans ce qui nous semble être l’espace du petit-déjeuner ? Ou doit-on se résigner à attendre une heure plus décente ? Même pas le temps de s’agacer qu’une porte s’ouvre, qu’un homme en surgit et nous invite à entrer. Il avait entendu le taxi s’arrêter devant la porte et deviné qu’il s’agissait de clients. Magie de l’Asie, on vous dit.

Notre chambre n’est pas prête. Nous avons réservé pour la nuit suivante. Il nous propose de nous installer dans le dortoir. On pénètre dans une pièce chaude et suintante où l’on entend ronfler d’autres voyageurs. Pas idéal en cette période de coronavirus. On prend néanmoins place chacun sur une couchette et on s’endort.

Dans le village embrumé

La nuit où tout changea

Nous sommes finalement les derniers levés. Et lorsque nous arrivons sur la terrasse, c’est la grande agitation parmi les routards. “On pourrait aller aux Philippines ?” “Sais-tu si l’Indonésie est ouverte ?” “Le mieux, c’est de se poser en Thaïlande et d’attendre que ça passe.” On vous a déjà raconté cette histoire dans un article que l’on avait écrit dans l’urgence du moment. C’est cette nuit là que l’OMS a déclaré l’état de pandémie. Le monde s’en est réveillé différent.

Il n’a fallu que quelques heures à de nombreux pays pour annoncer la fermeture à brève échéance de leurs frontières. Tous ceux qui sont en tour du monde doivent revoir leurs plans. Mais dans cette soudaine inquiétude générale, nous n’avons encore tous les deux l’esprit qu’à découvrir notre nouvelle étape. Et tandis que notre chambrée recherche compulsivement une échappatoire, nous louons deux vélos pour parcourir Tam Coc. 

Chevreau

Cette région du Vietnam est surnommée “la baie d’Halong intérieure”. On pensait cette image forcément exagérée tant nous nous figurions la baie d’Halong comme une beauté inégalable. Mais non, Tam Coc mérite bien la comparaison. Tandis que la brume se lève autour de nous en ce milieu de matinée, nous voyons apparaître un décor presque irréel de rizières gardées par les massifs karstiques, d’immenses plaines ceinturées d’éperons rocheux où des arbres téméraires tentent coûte que coûte de s’accrocher.

Troupeaux de canards

Nous n’apercevrons pas le ciel bleu de nos deux jours ici, mais tant mieux. Ce paysage est captivant ainsi baigné dans les nuages. Le crachin peut nous frapper le visage, se glisser dans notre cou et sur nos flancs jusqu’à nous faire grelotter de froid, on ne retient quand même que la beauté des lieux.

Paysan dans les rizières

En cette aube d’apocalypse sanitaire, beaucoup de commerçants n’ont pas levé le rideau, beaucoup de touristes sont déjà en route pour Hanoï. Il ne reste que les paysans occupés à entretenir leurs cultures, leurs buffles comblés par la moindre touffe d’herbe fraîche, une poignée de chèvres grimpées on ne sait comment sur des rochers escarpés et des troupeaux de canards. Oui, des troupeaux de centaines de canards aux plumes blanches et beiges qui pataugent et se dandinent en faisant “coin coin”.

Pendant deux après-midi, on pousse nos bicyclettes rouillées sur des routes vidées de tous les autres véhicules, on demande notre chemin à des fermiers, on s’enfonce toujours plus profond dans le creux de la vallée, entre le vert des rizières, le marron de la roche et le gris de la brume.

Les barques à l’arrêt

Se perdre et se retrouver

Si Tam Coc est connue pour ses douces promenades en barque – les autorités viennent de les suspendre en raison du covid – et pour ses belvédères – ils viennent également d’être fermés – elle est aussi un labyrinthe où il est passionnant de se perdre et possible de se croire seul au monde. Chaque fois que nous pensons être arrivés au bout, une brèche apparaît pour nous laisser passer, dévoile un temple ou une simple chaumière qui, dans ce paysage intense, devient un monument.

Il faut une barrière tenue par quatre militaires pour nous ramener à la réalité. Derrière elle, des baraquements où viennent d’être confinés ce qu’on appellera bientôt couramment des “cas contacts” : des personnes qui ont croisé le chemin d’un malade du coronavirus et qui se trouvent en quatorzaine préventive.

Panneau annonçant une fermeture en raison du coronavirus

En cette mi-mars, le Vietnam ne plaisante déjà pas avec le coronavirus. S’il ne compte qu’une quarantaine de malades, plusieurs milliers de citoyens et d’étrangers ont été “placés” dans des casernes, le temps de s’assurer qu’ils ne sont pas contaminés. Cette fois, nous rebroussons chemin sur nos vélos.

Hanoï, et après ?

Nos deux soirs à Tam Coc, nous les passons à la terrasse de l’un des rares restaurants encore ouverts, à déguster les spécialités locales : la chèvre et le canard grillés. Un festin pour ne pas penser aux mauvaises nouvelles qui s’accumulent : les pays qui se cloisonnent, les messages que nous recevons de ceux qui rentrent en France et de ceux qui se retrouvent soudain coincés quelque part. 

Occidental sur le départ

Nous savons à présent que nous devrons renoncer à la baie d’Halong et aux montagnes de Ha Giang. Il ne nous reste qu’à découvrir Hanoï. Notre séjour au Vietnam va s’en trouver raccourci d’une semaine. Notre seul réconfort dans cette ambiance crépusculaire : la confirmation que le Japon, notre prochaine destination, reste encore accessible pendant quelques jours aux visiteurs. 

Alors, à notre tour, nous prenons nos billets d’avion. Un aller simple Hanoï-Osaka dans la nuit du lundi 16 au mardi 17 mars. C’est dans trois jours. Un temps à la fois très court et très long tant la situation vacille. Espérons que l’étau qui se ressert sur les voyageurs ne nous bloque pas d’ici là.

Toutes nos étapes au Vietnam

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