
Hier rendue martyre par le bombardement le plus meurtrier jamais causé par l’Homme. Aujourd’hui reconstruite, animée et prospère. Hiroshima nous a attristés autant qu’elle nous a donné espoir. Elle fait indéniablement partie de ces lieux qui changent les voyageurs.
[Récit de notre séjour à Hiroshima du 23 au 25 mars 2020]
Hiroshima, c’est pour beaucoup d’entre nous un nom dans un livre d’Histoire invariablement accolé à celui de Nagasaki et à celui de la Bombe. Cette Bombe qui mit fin durant l’été 1945 aux combats dans le Pacifique qui se poursuivaient encore quand les nazis étaient déjà à terre en Europe. Cette Bombe qui, paradoxalement, par son pouvoir ultime de destruction, réussit soudain à imposer la paix. Une Bombe qui servit par ailleurs aux États-Unis à afficher leur nouvelle puissance face à une URSS qu’ils jugeaient de plus en plus menaçante – certains leur reprocheront d’ailleurs longtemps de n’y avoir eu recours qu’à cette fin.

Un tour en petit gris
Mais Hiroshima, c’est aussi une ville où nous amène notre tour du monde un midi venteux de mars 2020. Nous la rejoignons par une succession de trains de banlieue, notre budget de routard nous ayant fait troquer la fulgurance du Shinkansen contre la tranquillité des petits gris. Quatre heures et deux changements, nous laissant tout loisir d’observer de bon matin les salariés japonais qui se rendent au travail. Une génération entière de classe moyenne qui se lève tôt et termine tard à s’en user le corps et l’esprit, à qui l’on a expliqué depuis l’enfance qu’elle se doit de reléguer sa vie sociale après son emploi, que la société prévaut sur la personnalité et qui, probablement jusqu’au bout de son existence, ne remettra jamais ces dogmes en cause.
Dans ces rames qui trottinent entre les quartiers résidentiels, chacun occupe son temps comme il peut. On voit ceux qui pianotent furieusement sur leur téléphone pour une partie de jeu en réseau, ceux qui se coupent du monde en écoutant à plein volume du black métal dans leur casque. Ceux qui tentent de terminer leur courte nuit de sommeil sans qu’on les remarque, ceux qui boivent le café qu’ils n’ont pas eu le temps de prendre plus tôt en craignant qu’une goutte de liquide chaud vienne ternir le sol immaculé du wagon. Des hommes en costumes surannés, des femmes en tailleur pastels, des jeunes aux cheveux roses.

Ce pays où le bas de gamme n’existe pas
Lorsque nous arrivons à la gare centrale d’Hiroshima, c’est une métropole japonaise comme les autres que nous découvrons : dense, vibrante, strictement organisée. On parcourt à pied les deux kilomètres qui nous séparent de notre hôtel entourés une fois encore par cette architecture des années 80 qui semble avoir façonné le pays tout entier.
De larges avenues en damier aux espaces impeccablement partagés entre les piétons, les vélos et les voitures. Des immeubles de grande hauteur tous plus ou moins semblables les uns aux autres, faits de béton, de verre et de métal. Des lignes claires qui, en ces premiers jours du printemps, paraissent bien froides et impersonnelles. Les rez-de-chaussée sont occupés par les chaînes de magasins – les BIC Camera, les Don Quijote, les konbinis – tandis que les étages sont consacrés aux bureaux et aux habitations.
Nous posons nos sacs au Nest Hotel, qui nous paraît étonnamment chic et bien situé pour le peu qu’il nous coûte : à peine plus de 30 euros la nuit. Contrairement aux idées reçues, nous découvrons depuis notre arrivée que le Japon n’est pas un pays cher pour se loger – même Tokyo, où nous nous rendrons bientôt, confirmera cette règle. Nous constatons aussi avec bonheur qu’ici, le bas de gamme n’existe pas. L’établissement le plus banal applique déjà les standards de confort d’un trois étoiles européen. Si les chambres dépassent rarement les 10m², elles sont toujours si intelligemment conçues qu’on ne peut que s’y sentir bien.

Omelette gourmande
Nous filons déjeuner à l’Okonomimura, un immeuble entier consacré à l’une des spécialités culinaires d’Hiroshima : l’okonomiyaki, une cousine de l’omelette. Sa pâte est faite d’œufs et de farine de blé. On y incorpore du chou, du poisson séché, de la viande, de la ciboule et de la sauce okonomi. Nous optons pour sa déclinaison la plus gourmande : l’hiroshimayaki, recouverte de nouilles udon. Sa préparation est un petit spectacle. Le cuisinier compose le plat devant le client d’un coup précis de spatule sur une gigantesque plaque chauffante appelée teppan.
On digère ce copieux repas par une longue marche à la découverte des environs. Nous traversons le quartier de Nagarekawacho réputé pour ses restaurants et son animation le soir venu. Nous poursuivons jusqu’à son pendant microscopique, le quartier de Minami : quatre ruelles étroites où s’alignent de charmants izakayas aux façades boisées.
Pensant chercher le métro, nous tombons sur une gigantesque galerie souterraine qui double l’avenue principale de Naka, celle-là même où est situé notre hôtel. Un interminable couloir piéton qui traverse le centre-ville presque de part en part, avec ses magasins, ses restaurants, sa vie entière parallèle au monde extérieur, où l’on n’aperçoit jamais la lumière du jour.

Du turquoise en attendant le rose
On sèche les musées. Ils sont presque tous fermés en raison de la pandémie de coronavirus. On admire en revanche longuement le château – ou plutôt sa copie conforme reconstruite dans les années 50. Comme à Osaka, il est bordé d’un parc où le temps paraît s’arrêter. On se met joyeusement en chasse des premiers cerisiers en fleurs tout en sachant que la floraison n’est ici prévue que dans quelques jours. Et on termine évidemment bredouille.
Une beauté chassant l’autre, à défaut de rose, c’est dans le turquoise du fleuve Ota que l’on finit par se perdre. Il maille Hiroshima en une multitude de bras jusqu’à rejoindre la mer intérieure de Seto. Son eau est si limpide qu’on se croirait aux Caraïbes, qu’on rêve de s’y baigner. On voit même des bateaux de plaisance se frayer un chemin sur les canaux. Si seulement il n’y avait pas cet air glacé qui nous frappe le visage…
Hiroshima la dynamique, la moderne, l’agréable. Finalement une métropole comme les autres. À ceci près que, de la même façon que tous les chemins mènent à Rome, ici toutes les rues mènent invariablement au “point zéro”. Quand dans une ville le centre géographique est bien souvent le cœur vivant, le centre d’Hiroshima est lui un cœur figé dans le néant : l’emplacement exact où la Bombe explosa soixante-quinze ans plus tôt. C’est là où nos pas nous conduisent en fin d’après-midi.

Cœur néant
Lorsque nous franchissons l’angle de l’Orizuru Tower, nous sommes soudain projetés dans un autre univers. Aux bruits de la ville succède presque instantanément le silence. Aux immeubles géants succèdent un horizon vide et une ruine solitaire : le squelette gris du dôme de Genbaku. Ce dôme, c’est tout à la fois le passé, le présent et le futur d’Hiroshima.
Lors de son inauguration en 1915, on l’appelait le “Palais d’exposition industrielle”. Pour les autorités, il était le symbole d’une nouvelle ère de prospérité. Elles firent appel à l’architecte tchèque Jan Letzel dont la mission fut de marquer le paysage. Dans ce quartier qui ne comptait que des maisons traditionnelles japonaises, d’un à deux étages, essentiellement faites en bois, il bâtit un édifice massif de 25 mètres de haut, à l’architecture résolument européenne, dont une imposante coupole recouverte de cuivre.
Le dôme de Genbaku devint le lieu de promotion des innovations techniques, l’étendard du progrès, et très vite un point de repère dans la ville pour tous les habitants. Et c’est ce même point de repère qui fut celui des pilotes du bombardier Enola Gay lorsqu’ils arrivèrent en vue d’Hiroshima le 6 août 1945 au point du jour.

Là où la guerre continue
Paris fête alors encore sa liberté retrouvée douze mois plus tôt. Truman, Churchill et Staline viennent d’acter le nouveau partage du monde et le sort réservé aux vaincus. Mais dans le Pacifique, la guerre continue. Un pays de l’Axe refuse toujours de plier : le Japon. L’Empereur a rejeté en bloc les conclusions de la conférence de Potsdam : pas de reddition de son armée, et surtout, pour lui, pas d’abdication.
Les Alliés perdent patience. Un ultimatum est posé, au-delà duquel le Japon risquera, disent-ils, “un anéantissement rapide et total”. Hirohito n’en a que faire. Près de soixante-dix villes de l’Archipel ont déjà été bombardées ces derniers mois sans qu’il n’eut jamais envisagé de renoncer. Par la voix de son premier ministre, il fait part une fois encore de son refus.
Ce que ne dit pas Truman dans cet ultimatum, c’est qu’il a en main depuis quelques semaines une nouvelle arme : celle de l’atome. Après trois années de recherche mobilisant les meilleurs chercheurs américains et européens expatriés de l’autre côté de l’Atlantique, le projet Manhattan a abouti avec succès. Un premier essai s’est tenu dans le secret le 16 juillet 1945 au Nouveau Mexique. Truman souhaite à présent utiliser la Bombe sur un véritable théâtre d’opérations.

Peut-on quantifier l’horreur ?
C’est cette Bombe que le B-29 de l’US Air Force achemine le 6 août 1945 dans le ciel d’Hiroshima. Après un premier repérage, les pilotes se voient confirmer que les conditions météorologiques sont réunies. Peu après 8h15, ils procèdent au largage à 9.450 mètres d’altitude. À 8h16min2s, la Bombe explose à 580 mètres à la verticale de l’hôpital Shima, voisin du dôme de Genbaku.
Comment décrire la suite, si ce n’est en alignant les chiffres et en tentant d’imaginer l’horreur qu’ils représentent ? À l’instant où la déflagration retentit, une bulle de gaz incandescent se forme, de 400 mètres de diamètre. La température au sol grimpe jusqu’à 4.000 degrés Celsius. Les rafales de vent atteignent les 800 km/h. Hiroshima est rasée sur 12 kilomètres.
Des dizaines de milliers d’habitants meurent sur le coup. Des dizaines de milliers d’autres sont grièvement brûlés ou ensevelis sous les décombres. Les survivants n’ont aucun répit : un champignon s’élève dans le ciel jusqu’à 16 kilomètres au-dessus de la ville et s’apprête à les irradier. Bientôt une pluie noire, faite de cendres et de poussières radioactives, s’abattra sur eux. Elle recouvrira leurs vêtements, leur peau, le sol. Elle contaminera durablement l’eau et la nourriture. Ces retombées provoqueront des cancers et des malformations sur au moins deux générations, et cela sur un territoire bien plus vaste encore que celui dévasté par l’explosion.

Le bombardement le plus meurtrier de l’Histoire
Il faut plusieurs heures à l’État major japonais basé à Tokyo pour comprendre qu’Hiroshima a été rasée de la carte. Il constate d’abord l’interruption des liaisons téléphoniques, puis celle de la principale ligne ferroviaire : il pense à une panne ou à un bombardement ciblé sur quelques infrastructures.
Finalement, il décide de dépêcher un sous-officier par avion pour qu’il constate les dégâts. À son arrivée, le militaire met de longues minutes à admettre que la ville entière a été détruite. Et ni lui, ni ses supérieurs n’en comprennent la cause jusqu’à la publication d’un communiqué de la Maison Blanche.
Encore aujourd’hui, le bilan du bombardement d’Hiroshima reste incertain. En pleine guerre, les recensements n’étaient plus effectués et les mouvements de population fréquents. Les autorités américaines firent état de 70.000 personnes décédées. Les experts s’accordent sur au moins 150.000 victimes. Les bilans les plus pessimistes parlent de 250.000 morts. C’est indiscutablement le bombardement le plus meurtrier de l’Histoire.

Tout ça pour quoi ?
Et pourtant, malgré la violence dévastatrice de ce bombardement, il ne changea pas à lui seul le cours de l’Histoire. Il faudra attendre un second bombardement, trois jours plus tard à Nagasaki – entre 60.000 et 80.000 morts – et surtout l’entrée en guerre de l’URSS contre le Japon et son invasion de la région du Mandchoukouo, pour que l’Empereur perde tout espoir d’une victoire et accepte enfin les termes de la conférence de Potsdam.
Le 15 août, il annonce à son peuple la capitulation dans une allocution radiophonique. C’est la première fois que les Japonais entendent la voix de leur Empereur qui a toujours vécu reclus dans son palais. Les mots qu’il emploie sont d’ailleurs d’une noblesse ancienne si éloignée du langage courant que les journalistes doivent les réexpliquer en partie aux auditeurs.
Le 28 août, les troupes américaines débarquent sur l’Archipel – elles l’occuperont jusqu’en 1952. Le 2 septembre, l’Empereur signe officiellement l’accord. Si son abdication n’est alors plus demandée par Truman, il perd l’essentiel de son pouvoir. Le Japon féodal n’existe plus. Une nouvelle constitution voit le jour instaurant un régime démocratique et reconnaissant notamment la liberté de pensée et de religion.

La peste atomique
Le dôme de Genbaku, symbole d’une ère de prospérité devenu symbole de la folie humaine, aujourd’hui symbole de la paix. Dès septembre 1945, des Japonais appellent à la création d’un parc en mémoire des victimes. Il est inauguré le 1er avril 1954, à l’emplacement exact du “point zéro”.
Il faut en revanche attendre les années 60, et surtout les années 70, pour que les États-Unis déclassifient les photographies et les films tournés à Hiroshima dans les heures et les semaines qui suivirent le bombardement – tout avait été saisi et censuré de peur de la réaction de l’opinion, en dehors de quelques plans larges de la zone rasée et du champignon atomique.
Ce n’est qu’à ce moment-là que les Japonais, les Américains et le monde entier mirent réellement des visages sur l’horreur. Les corps calcinés, leurs silhouettes “imprimées” sur les murs par la tempête de feu. Les blessés, les malades irradiés perdant leurs cheveux, saignant des yeux, parfois aussi couverts de taches bleuâtres que certains médecins américains surnomment “la peste atomique”…

Hiroshima de la Paix
Le parc du Mémorial pour la Paix d’Hiroshima a été complété de nombreuses stèles et monuments au fil des décennies. Il y a le cénotaphe, la flamme, les cloches, les portes… Chacun raconte une histoire. Chacun nous émeut lorsque nous nous y recueillons lors de notre venue en mars 2020. Mais c’est devant le Monument de la paix des enfants qu’il nous est le plus difficile de retenir nos larmes.
Il relate l’histoire vraie de Sadako Sasaki, une fillette âgée de deux ans au moment du bombardement. Une survivante… qui périt dix ans plus tard, en 1955, d’une leucémie causée par les radiations. Sadako espéra jusqu’au bout sa guérison et, pour l’obtenir, elle entreprit de plier 1.000 grues en papier dont la tradition japonaise veut qu’elles portent bonheur et exaucent les vœux.
Chaque jour depuis la création de ce monument, des enfants viennent encore déposer des grues en papier. Certains en envoient par la poste depuis les quatre coins du monde. Des milliers de grues colorées que nous frôlons de nos mains et qui nous prennent d’émotion. Si le vœu de Sadako n’a pas été exaucé, tous font depuis le vœu qu’aucun enfant ne soit victime à nouveau de la bombe atomique.

Nos coups de cœur
Se loger. Le Nest Hotel est confortable, idéalement situé et très bon marché. On n’a rien trouvé à redire à notre séjour dans ses murs. On vous le recommande donc vivement pour votre séjour à Hiroshima.
S’aérer. La Paix, on la trouve à une quinzaine de kilomètres au Sud d’Hiroshima : sur l’île de Miyajima. Célèbre pour sa gigantesque “torii” qui paraît posée sur l’eau et que l’on rejoint à pied une fois la marée basse (malheureusement en travaux lors de notre venue), cette île est un havre de tranquillité où communient les temples shinto, les temples bouddhistes et la nature. Le temps d’une journée, on a adoré randonner sur ses montagnes, poser nos pieds sur ses plages immaculées et croiser le chemin des nombreux daims qui y évoluent en liberté. Et on vous la fait découvrir en photo ci-dessous 😉
Superbe article, j’ai eu les larmes aux yeux …. j’ai hâte d’aller voir ça de mes yeux.
Merci !
Bravo pour cet article ! Le fond et la forme 👌