
Avant Tokyo, Kyoto est notre avant-dernière étape comme elle fut l’avant-dernière capitale de l’empire. C’est là que nous touchons du doigt le Japon ancestral fait de temples, de jeunes filles renouant avec l’imagerie de la geisha, de couples en kimono et de cerisiers en fleurs. Une étape déjà sous surveillance : serons-nous rattrapés par le coronavirus ?
[Récit de notre séjour à Kyoto du 25 au 28 mars 2020]
Pierre déclenche son appareil photo dès la descente du train. « Des filles en geisha ! » Vite une photo avant qu’elles ne disparaissent. Il ne lui faut faire que 10 mètres pour se rendre compte que des dizaines et des dizaines de jeunes filles sont ainsi apprêtées dans les rues de Kyoto. Au bout de quelques clichés, il en est déjà lassé.
Le Japon éternel
Kyoto nous apparaissait comme la ville millénaire du Japon. Là où subsistent les plus beaux ensembles architecturaux et la dépositaire de toute la culture nippone. Eh bien on peut dire qu’ici le cliché est vivace. Le plus étonnant, c’est que les Japonaises qui se déguisent en geisha ne le font pas pour les touristes. Elles le font encore moins pour émoustiller d’éventuels messieurs en goguette. Elles le font simplement pour faire vivre cette tradition millénaire.
À Kyoto, on ne s’habille pas comme dans les quartiers branchés de Tokyo. On n’invente pas la mode, à Kyoto. Mais on aime s’habiller « comme à l’époque ». Un dicton local dit d’ailleurs : « Les habitants de Kyoto se ruinent pour s’habiller. » Alors, comme les temps ne sont faciles pour personne, on trouve à tous les coins de rue des loueurs de kimonos. Les filles s’habillent pour la journée et reviennent le soir récupérer leurs fringues. Le nec plus ultra, ce sont les couples qui viennent se déguiser de manière à se promener assortis l’un à l’autre. C’est mignon, c’est charmant, c’est kawaï !

En plus de la tenue, des chaussures (pas toujours évidentes à porter), il y a aussi le maquillage. Les garçons n’en portent pas, évidemment, mais la copine, elle, se doit d’être parfaitement pâle pour faire ressortir le rouge des lèvres. Et ils se promènent le long des avenues de Gion. C’était là que se concentraient les fameuses geikos (« geishas » en dialecte kyotoïte). Contrairement à ce qu’ont laissé supposer pas mal de fantasmes (surtout occidentaux), les geishas ne sont pas et n’ont jamais été des prostituées. Ce sont des artistes (geisha signifie « femme qui excelle dans le métier de l’art »).
Nus dans un sentō
Dépositaires de l’art japonais ancestral au même titre que ces drôles de bains publics que l’on trouve, le soir venu, dans une ruelle, à deux pas de la principale rue commerçante de Kyoto. Il s’agit d’un sentō. Étonnant Japon où le frétillement de la journée au pied des gratte-ciels s’immobilise le soir le temps de prendre un bain. Surprenant Japon quand on sait que ce bain se prend en public et totalement nu. Au pays de la pudeur exacerbée et dans la ville du bien paraître, c’est une expérience à ne pas rater.
On entre par une porte discrète. Un écriteau écrit en bleu : nous comprenons que c’est l’entrée des messieurs (la porte d’à-côté présente une pancarte rose). Un homme aussi vieux que les murs nous accueille derrière un petit comptoir en bois. Pour une somme modique il nous vend une savonnette et nous laisse nous déshabiller là, sur ce tatami qui sert de revêtement. Un homme d’âge mûr est sur le point de se rhabiller. Nous déposons nos vêtements dans un casier en bois et nous entrons enfin dans la salle de bains.

La pièce est assez grande, totalement carrelée. Un homme est en train de se raser, accroupi devant un miroir accroché au-dessus d’un petit lavabo disposé à quelques centimètres du sol. Un garçon d’une vingtaine d’années entre derrière nous. C’est assez étonnant de croiser un jeune dans un sentō : la coutume du bain public a du plomb dans l’aile depuis que les appartements japonais disposent d’une salle d’eau. Les plus anciens viennent tout juste perpétuer une tradition, comme dans la Rome antique, où le bain avait une fonction sociale.
Flot d’ados
On se lave méticuleusement par terre avant d’entrer dans la première baignoire : l’eau est extrêmement chaude. On y reste quelques instants avant de passer à une autre baignoire. L’eau y est plus tiède mais chargée de courant électrique favorisant le dynamisme des muscles. Puis on entre dans le dernier bain à l’eau froide qui décrasse les pores. Enfin, le bain à remous pour se décontracter. On sort de là crevés !
Dans la rue, on retrouve les milliers d’ados et de jeunes adultes croisés un peu plus tôt dans la journée. Les facs et les lycées sont fermés depuis plusieurs semaines ce qui donne à ce Japon vieillissant un air de régénérescence. Les filles sont habillées de tissus colorés. Les garçons arborent une tenue plus sombre. Ils se dirigent tous, smartphone à la main, vers les spots où observer les fameux cerisiers en fleurs. C’est la période ! On n’en avait pas encore trop croisés jusqu’à présent. Ce sera chose faite… Et plus d’une fois.

On se laisse porter par ce flot d’étudiants qui nous mène sur les hauteurs de Kyoto vers un chemin semé de cerisiers. Particulièrement prisé par un prof de philo du début du XXe siècle, le lieu est tellement agréable qu’il fut décidé de le baptiser en l’honneur de son illustre promeneur. C’est ainsi que nous empruntons l’etsugaku-no-michi, le sentier de la philosophie.
Philosophie japonaise
Il ne faut pas plus de 30 minutes pour le parcourir en temps normal. Sauf qu’en cette période d’hanami il nous faut près du double pour relier les deux bouts. Chaque instant est magique, merveilleux. On ne pensait pas que les cerisiers en fleurs nous apporteraient autant de joie et de bonheur. C’est apaisant. Les nuances de roses et de blanc et la douceur humide de ce début de printemps nous transportent dans un univers ouaté.
Alors on se prend au jeu des photos. On shoote les fleurs frêles, mouillées, sur des troncs tortueux et sombres. On prend aussi en photo les gens qui se prennent en photo. Des selfies partout. Probablement les mêmes chaque année. Mais on comprend pourquoi cette période est si importante pour les Japonais. Leur vie trépidante les oblige à chercher des instants de calme. La nature étant sanctifiée, c’est naturellement vers elle qu’ils aiment se tourner. Et quelle meilleure saison que le printemps pour célébrer le retour du soleil et des couleurs après les rigueurs de l’hiver !

D’ailleurs, la folie autour des cerisiers en fleurs ne date pas que des années 80 et du Japon capitaliste. C’est une coutume ancestrale qui remonterait au VIIIe siècle, influencée par les Chinois. L’idée était à l’époque déjà de se reposer et de méditer à l’ombre des arbres en fleurs. On en profitait aussi pour demander aux dieux prospérité — c’est la période des plantations dans les rizières. La cour impériale étant à Kyoto, c’est naturellement depuis cette région que les fêtes d’hanami se diffusèrent.
La nature dans la mégalopole
Et puis, comme toutes les traditions populaires, le marketing s’en est emparé. Et tout, absolument tout, aujourd’hui au Japon est estampillé aux couleurs rosies des fleurs de cerisier. Ça va des canettes de Coca aux KitKat en passant par les sakés, les vitrines des magasins en général et des rues en particulier.
Toujours est-il que la nature, elle, n’a que faire du business. C’est d’autant plus flagrant du côté de la rivière Kamo où nous croisons des aigles, des martins-pêcheurs, des cormorans, des hérons, des canards et des cygnes. Le tout en pleine ville (Kyoto compte près d’1,5 million d’habitants). On termine la journées sur ces sensations… Suivre le vol de dizaines d’espèces hétéroclites. Croiser le regard d’un couple de Japonais main dans la main, sourire aux lèvres. Manquer de trébucher sur un groupe d’amis venus partager une fin d’après-midi au bord de la rivière. Sentir finalement l’atmosphère de ce Japon tant fantasmé et qui nous apaise tant…

Même maîtrisée, la nature reste reine dans l’archipel. Mise sur un piédestal, déesse des dieux, elle est sacrée. Si bien que Kyoto n’ose pas s’étendre sur les pentes des montagnes qui l’entourent, la contraignent. Construire à la verticale pour ne pas empiéter sur les platebandes des dieux montagnards, c’est aussi ça l’esprit japonais. Ça vaut pour les tours d’habitation comme pour les antennes de télécommunication.
Capitale de l’environnement
C’est pour cette raison que l’on trouve assez généralement au centre des villes japonaise ces longues pointes qui défient les cieux (à défaut des dieux). Kyoto ne déroge pas à la règle avec la tour qui porte son nom et qui nous accueille devant la gare. Haute de 131 mètres, elle domine de très loin toute la ville depuis 1964 (l’année des derniers Jeux olympiques de Tokyo).
Kyoto écrin de la nature. Ce n’est pas pour rien que la ville a accueilli la conférence de 1997 qui permit la ratification du fameux Protocole de Kyoto : 184 États qui signent pour la première fois un texte visant la réduction des émissions de gaz à effet de serre. Un exploit dont on mesure encore aujourd’hui la portée.

La nature devenue le patrimoine de Kyoto, ancienne capitale impériale désormais protectrice de l’environnement. Dès ses faubourgs, nous sommes déjà entourés de vallons touffus, de torrents, de rivières, de forêts. La nature construite par l’Homme au pied de la Montagne de la tempête, l’Arashiyama. Nous passons le pont en bois Togetsu-kyō (« qui traverse la lune ») au-dessus de l’Hozu pour nous rendre dans la bambouseraie de Sagano.
Cathédrale de bambous
L’endroit est impressionnant et magique. Une véritable voûte de bambous de plusieurs dizaines de mètres de haut nous surplombe. Du haut de ces tiges vert vif nous dominent aussi douze siècles d’Histoire impériale puisque nous nous avançons dans les pas de la cour de Kyoto qui venait elle-même admirer la nature ici dès la fin du VIIIe siècle.
Nous remontons sur un promontoire qui domine une vallée encaissée. La pluie fine commence à tomber. La brume s’accroche aux arbres. Des tâches roses parsèment la forêt devant nous. Les cerisiers sauvages donnent une note de poésie à ce paysage fantasmagorique. Au fond, la rivière coule tranquillement, mouillant une propriété en bois noyée dans l’humidité.

Des couples se cachent sous les feuilles miniatures des arbres japonais ; se protégeant comme ils le peuvent des gouttes. Nous remontons nos cols et nos écharpes. Nous resterons gelés le reste de la journée, le froid et l’eau ruisselant sur nos lunettes, notre respiration à travers le masque créant de la buée sur les verres. Eh oui, amis Parisiens, nous avons éprouvé les inconvénients du Covid-19 au quotidien bien avant vous !
Le pavillon d’argent
Mais comment s’en plaindre face à la beauté de cette nature aux portes de la métropole kyotoïte ? Elle qui fut le siège de l’Empire de 794 à 1868 et qui abrite aujourd’hui le QG de Nintendo ; elle qui aurait dû être la cible de la seconde bombe atomique américaine en 1945 (sauvée in extremis par le Secrétaire américain à la Guerre et son conseiller français Serge Elisseeff) : Kyoto, éternelle capitale nippone à l’image de ce palais d’argent, le Ginkaku-ji.
Dix ans avant la Découverte de l’Amérique, le shogun Ashikaga Yoshimasa entreprit la construction de ce pavillon qui devait rivaliser avec le temple d’or de son grand-père. À l’origine, le Ginkaku-ji devait être recouvert d’argent. Mais la guerre d’Ōnin (guerre civile japonaise) contrecarra ce projet ce qui n’empêche pas aujourd’hui le pavillon d’argent d’être reconnu comme plus majestueux et délicat que son ancêtre doré.

C’est vrai qu’en parcourant son environnement, la zénitude est frappante. Le pavillon est élégant (sa carapace argentée l’aurait rendu trop lourd et probablement moins esthétique). Il trône au milieu d’un jardin sec d’où émerge un tas de sable gris en cône censé symboliser le mont Fuji. La cohérence est assurée avec les arbres qui l’entourent et l’étang sur le côté. C’est dans ce cadre que le shogun Ashikaga Yoshimasa décida de terminer sa vie, retiré de ses fonctions, devenu moine bouddhiste.
Attention à la mousse !
Plus on s’enfonce dans cette campagne à portée de ville, plus on sent que le mouvement zen emporte tout sur son passage. Oui, on galère avec notre buée de plus en plus oppressante sur nos lunettes. Oui, on prie pour que notre K-way tienne le coup. Mais c’est quand on commence à désespérer et à rêver d’une bonne soupe de udon que nous tombons sur le merveilleux petit jardin de mousses de Gio-ji. Oui, mousse avec un « s » car contrairement à ce qu’on pourrait croire, il existe plusieurs espèces de cette végétation à l’aspect duveteux. Quand on essaie de s’en débarrasser chez nous car elle étoufferait les arbres et la pelouse, les Japonais lui vouent un quasi-culte.
Il faut dire que le camaïeu de vert que forment sur les petits reliefs de ce jardin les différentes sortes de mousses donne au lieu un charme incomparable. La mousse étouffe les sons. Sa couleur apaise. Et le cheminement devient sirupeux. Le Gio-ji date des XII-XIIIe siècles et reste, malgré tout, un endroit assez méconnu de l’Arashiyama. Nous avons la chance de le découvrir au début du printemps mais en automne le lieu doit être encore plus magique : en plus de la mousse, il est planté d’érables qui deviennent rouge feu dès le mois d’octobre.

L’histoire entre le Japon et la nature est donc un donnant-donnant. L’Homme tente de la sublimer pendant qu’elle essaie de s’épanouir et de pacifier les velléités nippones. Nous redescendons vers le petit quartier qui s’étend le long de l’Hozu et tombons sur le Daikaku-ji, imposante bâtisse en bois dont les origines remontent au début du IXe siècle. Elle permettait à l’empereur de trouver le calme à l’extérieur de sa capitale. Elle est ensuite devenue une sorte de maison de retraite pour souverain déposé ou victime de lutte intestine (souvent familiale) comme ce fut le cas avec l’empereur Go-Uda au XIIIe siècle.
La « capitale de la paix et de la tranquillité »
Un hospice doré avec des estampes sublimes sur les portes coulissantes, un raffinement poussé à l’extrême et un étang artificiel de près de 3 hectares creusé à l’époque où Charlemagne guerroyait en Europe. Mais finalement, comme tous les empires, le règne de Kyoto déclina. Après 1.074 ans de célébration de la nature (et de pouvoir politique), la capitale de la paix et de la tranquillité (l’ancien nom de la ville) a laissé sa place à Tokyo, la capitale de l’Est. C’est donc le moment de visiter l’ancien palais impérial.
Ça tombe bien (la nature est décidément bien faite), il vient juste de rouvrir ! L’épidémie de coronavirus semble ambivalente au Japon. Après avoir tout fermé, les réouvertures s’enchaînent. Cependant, les Français sont interdits d’accès dans l’archipel et le Premier ministre Shinzo Abe doit prendre la parole dans quelques heures… Nous sommes dans une fenêtre de tir assez étroite, profitons-en.

On arrive donc au cœur de Kyoto, dans l’enceinte immense de l’ancien palais de l’empereur. Des enfants s’entraînent au baseball (sport national depuis l’occupation américaine). Des ouvriers désinfectent le mobilier urbain. Et nous entrons dans les bâtiments impériaux. Ils ont assez peu « servi », si on peut dire, car reconstruits en 1855 puis abandonnés en 1868. Ils ont néanmoins accueilli les cérémonies de couronnement jusqu’à Hirohito en 1928. Les pavillons sont ici massifs pour assoir l’autorité du Trône du chrysanthème (qui se trouve encore aujourd’hui dans le palais).
Se jeter du haut du temple
Pour le reste, ce n’est pas là que nous avons vécu nos plus fortes émotions architecturales. Peut-être parce que nous sortions d’un environnement tellement poétique en périphérie et que le siège du pouvoir politique est plus fait pour impressionner que pour éblouir. En revanche, c’est en prenant de nouveau de la hauteur que nous retombons sur le charmant et le délicat. Quoique là aussi massif, le temple immense de Kiyomizu-dera est disposé de telle manière qu’il ne surplombe pas la ville mais semble flotter au-dessus.
C’est de là-haut que nous admirons Kyoto une dernière fois en compagnie des étudiants, des couples, des familles qui viennent déposer des vœux, se promener et pratiquer le rite de purification au chôzuya. Si on ne peut pas boire l’eau de cette fontaine rituelle, il est en revanche recommandé de boire celle de la source du Kiyomizu-dera réputée pour ses vertus thérapeutiques. Ce qui est bien pratique car c’est d’ici que les pèlerins tentaient le tout pour le tout lorsqu’ils voulaient que leurs vœux se réalisent.

Pour cela, ils devaient se jeter depuis la plateforme haute de 15 mètres. L’idée était que s’ils s’en sortaient, leurs vœux se réaliseraient. Et finalement, d’après des statistiques très officielles, plus de 85% des 234 sauts réalisés entre 1600 et 1868 se sont révélés… réussis ! C’est en redescendant (à pied) que nous prenons la mesure de l’exploit : un immense échafaudage en bois, véritable charpente à l’envers, soutient le temple et l’agrippe, à pic, sur les pentes de la montagne.
Gentillesse maladive
On peut être étonné par l’impromptu. On peut aussi être étonné par le fait de ne pas être surpris. Le Japon nous étonne car finalement tout ce qu’on aurait pu imaginer existe vraiment. Voire existe « trop ». Est-ce ce côté kawaï présent partout ou bien la culture japonaise qui infuse en nous depuis notre plus tendre enfance ? Le fait est qu’à chaque étape nous sommes étonnés de ne pas être étonnés ! Kyoto ne déroge pas à la règle. L’étonnement est au bout de la rue, dans la nature, au sommet d’un temple ou dans une auberge de jeunesse.
Nos deux dernières nuits se passeront au WeBase, une auberge de jeunesse extrêmement sympathique. On nous prend la température avant de nous accepter dans l’établissement. Puis on nous fait remplir une fiche sanitaire. Et enfin on nous invite à un lunch improvisé autour d’un petit groupe de rock de passage.

C’est là aussi que nous toucherons ce qui fait le pont entre les traditions ancestrales et les coutumes d’aujourd’hui : la gentillesse maladive des Japonais. Traumatisés à l’idée de ne pas pouvoir aider quelqu’un dans le besoin, ils se plient en quatre pour satisfaire toutes nos demandes. Jamais ils ne diront que c’est impossible… Même si ça l’est ! Jamais nous n’entendrons « non » dans la bouche d’un Japonais. Il préfèrera toujours des périphrases plutôt que d’être dans la position de décevoir son interlocuteur.
Le jeu du « ni non ni non »
C’est d’ailleurs dans ces circonstances que nous nous retrouvons dans cette chouette auberge de jeunesse. En arrivant à Kyoto, nous étions dans un hôtel tellement bien que nous souhaitions y prolonger notre séjour. Il nous aura fallu 20 minutes de discussion avec le réceptionniste pour comprendre qu’il n’y avait plus de chambre au même prix pour le week-end. Au lieu de nous dire cash : « Non, désolé mais ce week-end les prix évoluent et nous n’avons plus de chambre au même tarif », ce que nous aurions compris immédiatement, l’employé de l’hôtel a préféré regarder plusieurs fois sur son logiciel, demander plusieurs fois à ses collègues avant de nous dire : « Je ne trouve pas ! »
On comprend alors qu’il n’y a malheureusement pas de chambre. On demande quand même confirmation : « C’est donc impossible ? » Le regard du réceptionniste s’illumine : il peut définitivement éviter de répondre « non », utiliser le« oui » et ce même si ce « oui » veut dire « non » :« Oui, c’est impossible ! » On sent l’homme libéré d’un poids. À la fois parce qu’il a réussi à nous « aider » en nous renseignant mais aussi parce qu’il a réussi à annoncer une mauvaise nouvelle sans en avoir eu l’air.

Cette expérience se répètera plusieurs fois au cours de notre séjour japonais comme quand on demande notre chemin et que la personne nous guide jusqu’à l’endroit recherché même si ce n’est pas sa route, même s’il suffisait de nous dire « à droite puis à gauche ». Le simple fait d’imaginer que l’on puisse se perdre ou que nous ne comprenions pas ses indications rendrait tout Japonais malade pour le restant de ses jours. Le jugement de la société est oppressant. On ne traverse pas quand le bonhomme est rouge (même s’il n’y a pas une seule voiture, qu’il est 2 heures du matin et que personne ne pourra te dénoncer… Mais sait-on jamais).
Une auberge de jeunesse 4 étoiles
Et finalement, même dans cette auberge de jeunesse, on arrive à obtenir un service digne d’un 4 étoiles français. Pierre voulait profiter de ces derniers jours pour aller chez le coiffeur (bon sens du timing quand on connaît la suite de l’histoire). Il demande donc à la réception s’ils connaissent un salon de coiffure pas trop cher et, surtout, pas trop loin. Juste un renseignement. « Oui, attendez, je reviens vous voir dans 5 minutes. »
Cinq minutes s’écoulent, pas une de plus, pas une de moins : « Alors voilà, je vous ai imprimé un plan. Vous pouvez aller là-bas, c’est à 10 minutes. Désolé, c’est peut-être un peu loin pour vous… Mais si vous acceptez, nous avons pris rendez-vous et vous pouvez vous y rendre à 20h30. Voici le tarif. Désolé si cela ne vous convient pas mais c’est le seul salon à proximité avec le meilleur rapport qualité/prix. Est-ce que cela pourrait vous convenir ? »

Pierre n’en demandait pas tant. Une auberge de jeunesse qui lui prend un rendez-vous chez le coiffeur alors qu’il ne demandait qu’une adresse. C’est le Japon d’hier, le Japon d’aujourd’hui. Le Japon des sentōs et des kimonos, celui des cerisiers en fleurs. Le Japon qui vient de reporter ses Jeux olympiques…