Osaka : Bienvenue chez les « punks »

Osaka depuis le Umeda Skybuilding

Capitale gastronomique, réputée dans tout l’archipel pour la décontraction de ses habitants, Osaka aura réussi à nous dérouter autant qu’à nous rassurer. C’est notre première étape au Japon.

[Récit de notre séjour à Osaka du 17 au 20 mars 2020]

Le Japon est une bulle. Nous l’avons ressenti dès nos premiers pas. Osaka nous le rappelle à chaque instant. En ce printemps 2020, cette mégalopole de trois millions d’habitants grouille de vie des premières lueurs du jour jusqu’au cœur de la nuit. Loin d’être ralentie par la pandémie, elle s’en trouve même plutôt dynamisée. La fermeture des établissements scolaires et des universités a propulsé des milliers de jeunes dans les rues qui cherchent tant bien que mal à occuper ces vacances impromptues qu’on leur impose.

Leurs parents poursuivent quant à eux leur travail au rythme effréné d’un roman d’Amélie Nothomb. Nous les voyons traverser les avenues à marche forcée, avec pour seule obsession d’arriver au bureau à la minute exacte à laquelle ils sont attendus. La politesse japonaise ne souffre d’aucun retard mais aussi d’aucune avance. Tout juste s’aèrent-ils à midi pour acheter leur déjeuner. Des stands miniatures sont installés devant les immeubles, proposant des bentos en forme de panier-repas, puis démontés sitôt après. Toujours avec une rigueur et une efficacité qui frisent le délire pour les globe-trotters nonchalants que nous sommes devenus.

Rue piétonne à Dotombori

Tout en coton

Nous sommes captivés par Osaka aussi intensément que nous l’avons été par Delhi en août 2019. Sauf qu’ici rien n’est à craindre. Aucun risque d’être renversé par un tuk-tuk, heurté par une vache ou ne serait-ce que bousculé par un passant. Les Japonais font en permanence attention à tout. Et, par extension, ils font en permanence attention à nous. On se sent aiguillé, chouchouté, traité avec délicatesse à la traversée du moindre passage piéton. Même les “gestes barrières” sont réalisés avec élégance pour ne pas risquer de froisser son interlocuteur. Et pourtant, Osaka est réputée être la ville la plus décontractée du Japon !

On se doute sans naïveté ce que cette maîtrise de tous les instants représente de dureté, de fatigue, sûrement aussi de souffrance psychologique pour ceux qui la pratiquent. Mais, très égoïstement, dans le contexte terrible du coronavirus, alors que nous avons eu le sentiment d’être “chassés” du Vietnam, nous vivons cette rigueur sociale comme un environnement de coton.

Au pied de notre hôtel

Qu’importe qu’à l’arrivée à notre hôtel on nous refuse l’accès à notre chambre bien qu’elle soit prête car “ce n’est pas encore l’heure du check-in”. Qu’importe qu’on ne comprenne rien aux panneaux, aux enseignes, aux menus car tout y est écrit en japonais et jamais en anglais. On a beau être dérouté, on a beau se savoir maladroit dans cet univers extrêmement codifié, on ne perçoit aucun jugement dans le regard des personnes que nous rencontrons. Bien au contraire, on se sent bienvenu et à l’aise.

Direction… H&M

Alors on décide très vite de partir visiter la ville, à pied comme on le ferait dans un village en oubliant qu’ici il faut parcourir des kilomètres d’un quartier à l’autre. On explore d’abord Dotombori, le cœur battant d’Osaka et l’endroit où nous avons décidé de loger. Il est traversé du Nord au Sud par une grande allée couverte où se côtoient des cafés, des drogueries, des magasins de cosmétique et de vêtements.

Retour du travail à vélo

Notre premier arrêt se fait… chez H&M. C’est vrai qu’on a connu plus folklorique et plus routard. Mais il fait froid au Japon ! De la chaleur tropicale du Vietnam, nous sommes passés à un hiver venteux et sec. La température ne dépasse guère les 10 degrés en ce matin de mars. Pierre se déniche un pull et un jean. Matthieu en profite pour renouveler son stock de tee-shirt endommagé par les sept premiers mois de voyage. C’est sûrement aussi une forme d’exutoire : une nouvelle garde-robe pour laisser derrière nous celle que nous portions quand la pandémie nous bouscula.

Le franchissement du pont Ebisu nous donne un premier aperçu de l’univers urbain dans lequel nous avons atterri. Les immeubles années 80 sont alignés le long du canal, avec leur centaines d’enseignes phosphorescentes, leurs écrans publicitaires comme à Time Square et une sorte de grande roue où sont accrochées des bulles en plexiglass. Les stands de fast-food sont omniprésents et on tente notre première expérience culinaire en achetant une barquette de takoyaki : des boulettes de poulpe cuites dans des moules comparables à ceux des gaufres, que l’on recouvre de bonite séchée, de mayonnaise et de sauce otafuku. 

Grande roue près du pont d’Ebisu

Ambiance rétro-futuriste

On apprend au passage que les plats à emporter se mangent directement devant l’échoppe, plutôt qu’en marchant dans la rue – essentiellement par crainte de salir le sol. Et au moment de jeter notre barquette, on réalise l’absence complète de poubelles publiques. Quoi qu’ils aient à jeter, les Japonais le conservent sur eux, souvent dans une poche prévue à cet effet, et attendent d’être rentrés à leur domicile pour s’en délester. Dans le même esprit, il est interdit de fumer dans la rue. Nous parcourons ainsi une ville épargnée de tout papier gras ou mégot, propre non pas parce qu’elle est en permanence nettoyée… mais parce qu’elle n’est jamais salie. En trois semaines, nous ne croiserons d’ailleurs pas un seul balayeur, en dehors de ceux chargés de ramasser les pétales fanés des cerisiers en fleurs.

Notre marche nous amène jusqu’à Shinsekai, temple de l’architecture rétro-futuriste qui sera l’un des fils conducteurs de notre séjour dans le pays. Fait de béton, de métal et de néon, avec une imposante tour-antenne plantée au milieu, ce quartier semble sorti d’un roman d’anticipation du siècle dernier. Un décor pour Retour vers le futur.

Shinsekai et sa tour-antenne

Pour les habitants d’Osaka, Shinsekai est d’abord un lieu de divertissement : des chaînes de restaurants aux devantures criardes, des bars qui rivalisent de formules avec “alcool à volonté” payables à l’heure, et surtout des salles de jeux. Ces game center font plus que tout partie du paysage japonais, avec leurs bornes d’arcades fixées devant chaque mur et devant elles des jeunes – souvent aussi des adultes – qui pianotent frénétiquement.

La frénésie d’Umeda

Bien plus au nord, le quartier de la gare d’Umeda reprend les mêmes incontournables. Ses gigantesques centres commerciaux comme Grand Front et Hep Five rivalisent de décorations extravagantes et d’animations visant à faire du shopping un temps de distraction. Ici une baleine géante suspendue au plafond, là encore une grande roue d’un rouge étincelant, plus loin la statue géante d’une mascotte régionale – un ours vert portant le mawashi traditionnel des sumos, et évidemment un Pokémon Center.

Sculpture à Grand Front

On se perd vite dans ce dédale, ne sachant plus si on est dehors ou dedans, à hauteur de la rue, au-dessus ou en dessous. Partout, des flots de Japonais qui nous entraînent dans leur mouvement. On gravit les escaliers roulants dans un sens puis dans l’autre. On parcourt des distances gigantesques sans jamais sortir des galeries marchandes. 

Puis on réussit finalement à s’échapper ! Et pour recalibrer notre boussole, on prend de la hauteur à l’Umeda Skybuilding. Ce bâtiment de métal et de verre en forme d’Arc de Triomphe a été construit en 1993. Avec ses quarante étages dont le plus haut trône à presque 200m du sol, il est devenu l’un des emblèmes de la ville. Son architecte voulait en faire un nuage parmi les nuages, il est vrai que ses vitres reflètent magnifiquement le ciel et que sa plateforme centrale paraît presque flotter dans les airs.

Le Umeda Skybuilding

C’est de son observatoire à 360° que nous découvrons vraiment l’ampleur d’Osaka et de sa banlieue : des immeubles à perte de vue, entrecoupés de larges routes et de rivières. Et toujours ces tonalités pastel singulières de gris et de bleu qui donnent à nos photos une empreinte jusque là inédite dans notre tour du monde.

Buildings et château

Malgré ce gigantisme, presque jamais on ne se sent étouffer. Osaka n’est pas un monstre mais une combinaison astucieuse de petits quartiers. On y trouve même encore des villages qui ont survécu au ravalement du boum économique, conservant leurs maisons traditionnelles en bois et leurs temples en pierre.

Osaka d’en haut

C’est ainsi qu’à deux pas d’Umeda, on se retrouve à flâner dans les rues étroites de Nakazaki-Cho. Cet îlot cerné par les tours est aujourd’hui un repère de hipster avec ses barber-shop, ses salons de thé et ses boutiques de vêtements chics de seconde main. On craque encore une fois sur deux pulls… 

L’autre versant historique d’Osaka, c’est évidemment son château. Ses fondations datent de 1583. Il a plusieurs fois été reconstruit mais son architecture en est restée inchangée. Lorsque nous gravissons la colline de Chuo-Ku en milieu d’après-midi, c’est un Japon de carte postale qui apparaît devant nous : un parc arboré magnifiquement entretenu, d’imposants remparts bordés de douves submergées par les eaux, puis le donjon aux murs blancs, ses huit étages empilés du plus large au plus petit, et ses toits en bois sculpté.

Le château et son jardin

Capitale gastronomique

Si Osaka n’est que la troisième ville la plus grande du Japon, on lui reconnaît un domaine où elle fait office de capitale : la gastronomie. À la nuit tombée, nous filons à Sennichimae, un autre petit quartier traditionnel qui héberge une quantité innombrable de restaurants japonais.

Sennichimae, c’est d’abord une ambiance : celle de ruelles tortueuses, presque moyenâgeuses, à demi-éclairées par des lanternes. On y perçoit les odeurs des plats bien avant de pouvoir les voir. Les restaurants qui se trouvent ici sont des écrins quasi invisibles de l’extérieur.

Mascotte en plastique à l’entrée d’un restaurant

Leurs vitres sont opaques et leur porte dissimulée derrière un épais pan de tissu qui paradoxalement signifie qu’ils sont ouverts. Pas d’enseigne, tout juste un panneau de bois, parfois même aucune indication. Le menu n’est presque jamais affiché sur la façade – et, de toute façon, quand il l’est nous ne parvenons pas à le déchiffrer. Il faut nécessairement partir à l’aventure. 

Savoureusement simple

On découvre d’abord un « boui-boui » tenu par un vieillard. La pièce est mi-dehors, mi-dedans, avec trois murs et un toit en tôle. Il n’a qu’un modeste comptoir en bois qui ne peut accueillir plus de quatre personnes à la fois, un poêle hors d’âge et un frigo. Nous y mangeons pour la première fois du bœuf de Kobé, découpé en fines tranches et grillé au-dessus des charbons ardents. Nous l’accompagnons d’un verre de saké. La préparation semble éminemment simple, mais la saveur est inoubliable.

Notre « boui-boui » de début de soirée

Nous pénétrons ensuite dans un second restaurant. Cette fois la salle réunit une dizaine de sièges : c’est presque exceptionnel tant le quartier compte de restaurants de poche. Tous sont occupés… sauf deux. Coup de chance.

Le couple de propriétaires nous demande poliment ce que nous souhaitons mais la barrière de la langue empêche toute compréhension. Nous indiquons du doigt le plat de notre voisin : des sushis de maquereau recouverts d’une herbe finement hachée. Là encore, une apparente simplicité mais une explosion de goûts et l’impression que nous mangeons véritablement du poisson pour la première fois de notre vie.

Nos premiers « vrais » sushis japonais

Bars cachés

Nous prolongeons l’aventure plus tard dans la nuit à la recherche d’un bar. Si quelques-uns ont pignon sur rue, une majorité d’entre eux est, à l’image des restaurants, dissimulée aux yeux des passants. Ce sont des bars d’habitués dont on connaît l’adresse à l’avance. Ils sont situés dans des cours intérieures et bien souvent dans les étages d’immeubles d’habitation, derrière une porte semblable à celle d’un appartement.

Nous faisons au plus simple : on regarde sur Internet les bars qui nous entourent, on note trois adresses qui nous semblent sympathiques et on se met en route. Chou blanc avec les deux premiers bars : malgré nos efforts ils demeurent introuvables et personne ne parvient à nous renseigner. Le troisième nous laisse toutefois espérer une fin plus heureuse. L’enseigne est affichée devant l’immeuble et indique l’étage où se rendre. On saute dans l’ascenseur.

Resto de poche

Nous voici dans un banal couloir avec une vingtaine de portes numérotées. Mais le numéro du bar, nous n’en avons aucune idée… On fait les cent pas en attendant qu’un client sorte, on guette un bruit de musique ou de discussion. On frappe finalement au hasard. 

Soirée cuir

C’est un homme  d’une cinquantaine d’années, à demi-nu et pour le reste habillé de cuir, casquette cloutée vissée sur la tête, qui nous ouvre. “Bonjour. Vous cherchez sûrement le Pokapokaya ? C’est là-bas”, nous indique-t-il du doigt. À peine a-t-il terminé sa phrase qu’il referme la porte. Tout juste avons-nous le temps d’apercevoir à l’intérieur des hommes en smoking qui rigolent en trinquant.

Saké

Cette fois c’est la bonne : nous voici au Pokapokaya. Un trentenaire barbu nous ouvre avec un grand sourire, c’est le patron. “Bienvenue ! Installez-vous”, nous dit-il en anglais. Le bar fait à peine la taille d’une chambre de Cité U. Peut-être était-ce d’ailleurs une chambre avant qu’il ne crée cet établissement. Il n’y a pas de fenêtre, une clim’ fait office d’aération. Le mobilier se résume à un comptoir en arc de cercle et quatre tabourets hauts. La décoration est faite de dessins scotchés sur les murs. Nous sommes les seuls clients.

L’homme allume la musique, nous propose du saké et nous offre des chips à grignoter. Visiblement réjoui d’avoir deux nouveaux visiteurs, il lance aussitôt la discussion en anglais : “D’où venez-vous ? Vous aimez Osaka ? C’est votre première fois au Japon ?” Il nous apprend avoir deux passions : son bar et les mangas. Il est aussi dessinateur. Et les dessins qu’on voit au mur, ce sont les siens. Nous sommes bientôt rejoints par un autre client, cette fois un habitué, lui aussi très curieux et heureux de nous voir là. 

Souvenir du Pokapokaya !

« Les plus sympas du Japon »

Nous passons deux bonnes heures à discuter de tout et de rien avec ces deux Japonais : à recueillir leurs conseils sur la ville, à apprendre nos premiers mots en langue nippone, à s’enquérir des us et coutumes qu’il nous faut respecter. L’ambiance est étonnement détendue, bien que nous tâtonnons tous à trouver nos mots pour nous faire comprendre. On reçoit même un cadeau du propriétaire : notre portrait version manga qu’on range précieusement dans notre sac.

“Vous avez bien fait de commencer par Osaka. Nous sommes les plus punks et les plus sympas du Japon, nous glisse-t-il en forme de conclusion. “Mais vous allez voir, dans les autres villes, ça sera une autre paire de manches”, ajoute-t-il avant de se tordre de rire. Nous voilà prévenus !

Toutes nos étapes au Japon

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