
Dernière étape au Cambodge ! Déjà ? Eh oui… Mais à la faveur d’un retard dans l’attribution de nos visas pour le Vietnam, nous terminons notre séjour par une dizaine de jours passés à Kampot, la ville la plus franco-cambodgienne du royaume khmer. Du sel, du poivre et des montagnes, des secrets horribles et des mystères qui ressurgissent. Un arrêt riche en émotions.
[Récit de notre séjour à Kampot du 17 au 26 février 2020]
Pour loger à Kampot, nous vous recommandons l'hôtel Old Cinema, aménagé dans un ancien cinéma 50's. Décoration magnifique et piscine avec bar dans le patio central.
Notre séjour à Siem Reap n’aura pas été de toute repos, vous en conviendrez. Eh bien sachez que pour repartir du bon pied, on se plaît à réserver deux places dans un bus de nuit pour traverser le Cambodge du Nord au Sud sur plus de 500 kilomètres. Trop facile ? On rajoute une difficulté supplémentaire : on devra changer de véhicule au lever du jour, à Phnom Penh. Nous sommes des warriors !
Retour donc dans la capitale cambodgienne. L’occasion de revoir la gare routière posée devant le Marché central construit dans les années 30, de repasser devant l’imposante Ambassade de France et de découvrir la faculté de Médecine où l’on étudie encore dans la langue de Molière.
Le français sera le fil conducteur de ces derniers jours au Cambodge. La langue de l’ancienne puissance coloniale est en effet fortement encouragée par les autorités locales : Phnom Penh vient d’accueillir le dernier Congrès des maires francophones, la famille royale est francophile et l’actuel monarque a passé la majeure partie de sa vie à Paris. Aussi, nous devons rejoindre l’extrême Sud-Est du royaume en passant par les anciennes stations climatiques d’Indochine : Kep et le Bokor.

Changement de cap !
Mais avant cela, une escale sur les îles Koh Rong et Koh Rong Sanloem s’imposent. S’imposent… ou pas ! Ces deux îles font face à Sihanoukville. Grosse bourgade baptisée du nom de l’ancien roi devenu le repère glauque de touristes chinois en mal de sensations fortes, alcoolisées et sexuelles, elle est depuis 5 ans le théâtre d’abus de plus en plus intolérables. L’an dernier, le Premier ministre a même dû y interdire les paris dans les casinos… Quitte à se fâcher avec les investisseurs chinois ! C’est dire le niveau de dégradation de cette ville.
Il était de toute façon hors de question de s’y arrêter mais Koh Rong nous aurait donné un aperçu de l’insularité cambodgienne. Or, nous avons été quelque peu douchés par la description qu’en ont faite Carla et Antoine (les deux vagabondeurs que nous avons rencontrés en Thaïlande et au Laos). Ils nous devancent de quelques jours au Cambodge et reviennent de Koh Rong. Mouais… Et puis les hébergements sont chers. Et puis il faut en plus du bus prendre un bateau… Mouais… Et puis les plages sont régulièrement recouvertes de déchets plastiques. Et puis la vue sur Sihanoukville n’est pas des plus idylliques. Mouais…
À 50 kilomètres de notre destination, on décide de changer de cap ! « Pouvez-vous vous arrêter là s’il vous plaît ? », demande-t-on au chauffeur du bus. Nous sommes à Prey Nob, un bled, il n’y a pas d’autre mot, perdu pile entre Sihanoukville et Kampot. C’était le moment ou jamais pour quitter la route. On ira directement à Kampot : la ville devait être justement notre camp de base pour partir à la découverte de Kep et du Bokor. Allons-y !

Old Cinema Hotel
Oui mais comment ? Eh bien en levant le bras quand un mini-van passera. Justement en voilà un : « Vous allez à Kampot ? » — « Oui, mais je suis complet ! » — « Parfait, comme ça on paiera moins cher ! » Et c’est comme ça que l’on s’est retrouvé pendant une cinquantaine de kilomètres entassés entre deux mamies, deux enfants, un couple et un ado à voyager sur une fesse chacun, les sacs sur les genoux (on ne les quitte plus des yeux). C’est facile de Cambodge ! On est déjà arrivé.
Matthieu a profité de l’heure de trajet pour nous dégoter un hôtel extrêmement cool : « Tu verras, c’est un ancien cinéma ! » Grosse promesse et belle surprise en effet quand nous sommes arrivés devant cette façade jaune très 50’s. L’intérieur est une vraie oasis. Un patio avec piscine et bar, la fraicheur du carrelage au sol, le petit accent belge du réceptionniste… Nous quittions la poussière et la chaleur de ce début d’après-midi pour la suavité la plus exquise.
Nous nous effondrons de fatigue. Matthieu réagit avec quelques jours de retard, mais il est lui aussi un peu patraque désormais. C’est à Pierre d’aller lui chercher de quoi manger un morceau dans une gargote de rue : une barquette de riz et du poulet grillé feront très bien l’affaire. Inutile de tenter les jus de fruit. Demain, on visitera dans de meilleures conditions.

Kampot la Française
Bon, alors on vous le dit tout de suite, le monument le plus impressionnant de Kampot c’est une sculpture représentant un énorme durian (ce fruit surnommé le roi des fruits dont l’odeur est plus désagréable que le plus fort des fromages) qui trône au milieu d’un rond-point appelé en toute logique « le rond-point du durian ». De quoi relativiser l’inesthétique de nos ronds-points de campagne !
Kampot ne manque pas pour autant de charme. La ville s’allonge d’abord sur un bras de mer d’où partent chaque soir des dizaines de bateaux de pêche. Son centre semble s’être figé dans les années du protectorat français. Des immeubles européens et un plan urbain à la française avec sa place centrale d’où partent les principales artères finissent par lui donner un aspect rétro plutôt agréable.
Par ailleurs, on ressent ici plus qu’ailleurs un certain état d’esprit que nous touchons déjà du doigt depuis notre arrivée au Laos. Ici, les terrasses se remplissent à la tombée du jour. On mange du pain et la boulangerie/pâtisserie est le commerce le plus important du centre-ville.
Rétro-glam
Mais ce qui donne ce côté très français à Kampot c’est finalement… les Français eux-mêmes. Jamais on n’entendra parler autant français qu’à Kampot. Beaucoup d’entre eux sont installés ici comme les patrons de notre hôtel. Certains ont une Histoire familiale commune avec l’ex-Indochine. Mais la plupart sont de vieux baroudeurs tentés de faire fortune (quitte à se marier avec une Cambodgienne puisqu’il n’est pas admis à un étranger d’être propriétaire).
Le soleil se couche sur le golfe de Thaïlande. Face à nous, un ancien marché aux poissons transformé en restaurant cool les pieds dans l’eau. Demain, nous partons en face, sur l’île de Traeuy Kaoh qui coupe la baie en deux.
Nous retrouvons là encore deux Français. Un couple : Isa et JP. Ce sont les gérants du Salt Field Glamping. Changement de décor donc : après le cinéma, la tente ! Pas la tente Quechua de papa (même si elle est très bien). On vous parle là de LA tente avec lit à baldaquin, salle de bain et toilettes intégrées.

Dorlotés chez Isa et JP
Comme son nom l’indique, le Salt Field Glamping s’étend face aux marais salants de Kampot. C’est une surprise pour nous : on connaissait Kampot pour tout mais certainement pas pour sa production de sel. Et pourtant, devant nous, des centaines d’hectares de plaine salée. Le silence pénétrant de la terre blanche. L’horizon qui se dégage jusqu’aux contreforts du Bokor, la montagne qui domine de 1.000 mètres la vallée de Kampot.
L’endroit est reposant. À la fois loin et proche de la ville, nous reprenons des forces chez Isa et JP. Ils nous dorlotent. On petit-déjeune des œufs aux plat avec du pain (du vrai). On déjeune du poisson frais. Un soir, JP nous fera même griller des poulets au barbecue dont il est passé maître.
Le couple a élu domicile à Kampot il y a 5 ans maintenant. De petits boulots de cuisto à serveuse, ils ont réussi à monter leur affaire avec leur associé cambodgien (c’est obligatoire). Aujourd’hui, ils tiennent à bout de bras leur concept de tentes confortables (avec différentes gammes) pour les routards de passage.

Le travail hypnotique des paludiers
Deux jeunes filles en tour du monde improvisé passeront une nuit. Une famille d’expats de Phnom Penh prendra le frais le temps d’un week-end. Et ainsi s’étendent les jours au glamping (contraction de « camping glamour »).
Une fois requinqués, nous partons enfin à la découverte des alentours. D’abord, les fameux marais salants qui nous narguent depuis notre arrivée. Nous traversons de larges étendues où s’affairent les paludiers. C’est la saison sèche, la période idéale pour ramasser les précieux cristaux. Nous observons longuement ces mouvements précis, physiques et techniques.
Le sel est pour ainsi dire cueilli. Chaque parcelle est couverte de petites pyramides. Une fois le bassin ratissé, les sauniers cassent les tas de sel d’un coup sec en leur base et les transportent tout entier dans des baraquements en bois construits entre le bassin et la route. Ce travail, effectué inlassablement avec des instruments rudimentaires, est hypnotique. Des hommes et des femmes travaillent là. Un boulot saisonnier à peine perturbé par les rares jeunes qui se promènent à scooter.

Un romantisme salé
L’endroit est tellement beau au coucher du soleil qu’il n’est pas rare, en effet, de croiser des petits couples profiter d’un peu de tranquillité loin des regards. Des filles et des garçons ou des groupes de filles ou des bandes de mecs se regroupent un peu plus loin, au bout de l’île, là où commence la plage.
Malheureusement, plus rien ne tient debout de ce côté là : un baraquement qui devait être un bar de bord de mer est désormais à l’abandon, squatté par une bande de potes pas méchants mais qui demandent une oboles pour pouvoir se poser face à la mer. Finalement, il vaut mieux faire demi-tour : la nuit tombe et, dans un désert de sel, difficile de s’y retrouver sans un minimum de luminosité.
Après le mètre 0, nous partons le lendemain vers un sommet à 1.000 mètres, sur le fameux mont Bokor. Départ matinal à scooter : la journée sera extrêmement chaude et il nous faut une bonne heure pour arriver au sommet.

Station d’altitude devenue ville-fantôme
Le Bokor est une montagne qui tombe à pic dans le golfe de Thaïlande. Avec ses 1.000 mètres de dénivelé, elle paraît impressionnante depuis la côte. Elle a été rapidement dédiée à la détente et au repos à partir du moment où les Français ont décidé d’y installer une station d’altitude. Pratique, elle permettait aux hauts-fonctionnaires, militaires et autres expatriés de Phnom Penh de venir prendre le frais sans avoir à revenir en métropole.
Huit stations climatiques ont ainsi été construites en Indochine durant le protectorat français. Deux se trouvent au Cambodge. Kep était la station maritime pendant que le Bokor était la station d’altitude. Une pour l’hiver, l’autre pour l’été.
Malheureusement, le Bokor ne trouva pas forcément son public. Un bel hôtel a certes été construit. Des baraquements de style camp de vacances pouvaient accueillir des centaines de touristes à la fois. Une mairie et une église ont même été installées. Tout cela a été abandonné au départ des Français, dans les années 50.

Urbex sur le plateau du Bokor
Paradoxalement, c’est aujourd’hui que le Bokor retrouve une deuxième jeunesse. L’urbex est à la mode : visiter des bâtiments à l’abandon est devenu une passion pour des milliers de voyageurs qui recherchent l’inattendu et les vestiges d’un passé récent. L’ancienne station d’altitude est pour eux une mine. C’est ainsi que sur notre route, nous croisons quelques scooters de trentenaires, comme nous, partis à la découverte de cette ville-fantôme perchée au-dessus de la mer.
Le Bokor Palace, le joyaux du site inauguré en 1925, de style art déco, est resté à l’abandon jusqu’à récemment. Malheureusement pour les amateurs d’urbex, il est aujourd’hui totalement rénové. Nous y comptons deux clients au moment de notre passage. Mais tout a été rafraîchi avec goût et l’intérieur, en boiserie, est sublime de simplicité élégante. On ne peut s’empêcher néanmoins d’imaginer la nuit, isolés de tout, que le palace se transforme en hôtel de Shining…
L’ancienne mairie est toujours debout. Elle aussi bien rénovée mais on ne sait pas à quelle fin. L’église est un vestige plus émouvant. Les pierres révèlent un pan tragique de l’Histoire du Cambodge. Le bâtiment ressemble de l’extérieur à une belle petite église catholique que l’on pourrait trouver dans n’importe quel petit village français.

La dernière planque des Khmers rouges
L’intérieur est pourtant cloisonné : le lieu de culte a été occupé récemment. On devine des boxes, des vestiges de toilettes et de cuisine. L’aménagement fait penser à une caserne de fortune. Nous sommes dans le dernier bastion des Khmers rouges. Souvenez-vous : le mouvement maoïste radical a été chassé du pouvoir en 1979. Il n’en reste pas moins très actif dans le pays jusqu’au milieu des années 90 !
Ainsi, pendant plus de 15 ans, les Khmers rouges continueront à harceler les troupes gouvernementales, à rançonner les populations, à persécuter les régions qu’ils occupent. Les Nations unies décident de prendre les choses en main. Ironie de l’histoire, c’est un bataillon français qui reprend le Bokor en 1993 et installe son QG dans l’ancien palace : les Khmers rouges quittent définitivement l’église qu’ils occupaient à proximité depuis les années 70.
Le lieu de culte a subi des attaques vietnamiennes dans les années 80, résistant jusqu’à aujourd’hui, debout, il est donc le dernier témoin de toute une Histoire cambodgienne, du protectorat à la fin de la tragédie Khmer rouge.

Hommage à Jean-Michel Braquet et à ses compagnons
Néanmoins, le Bokor renferme un dernier souvenir douloureux. En 1994, trois backpackers (on disait « routards » à l’époque) de 27, 28 et 29 ans sont enlevés dans un train reliant Phnom Penh à Sihanoukville. Parmi eux, Jean-Michel Braquet, un Français passionné par l’Asie du Sud-Est. Pendant plusieurs mois, il restera avec ses compagnons otage des Khmers rouges. Peu d’indices aident les enquêteurs à déterminer le lieu de leur détention. Mais tout indique qu’il s’agit du Bokor.
Les trois otages sont photographiés et les Khmers rouges se servent d’eux pour réclamer la fin des bombardements sur leurs bases. Mais les autorités ne cèdent pas : Jean-Michel Braquet, Mark Slater et David Wilson sont exécutés. En 1999, un responsable Khmer rouge sera jugé pour cet acte. Mais les parents de Jean-Michel Braquet dénonceront une parodie de justice. Pol Pot serait lui-même le donneur d’ordre.
Le plateau du Bokor garde encore bien des secrets. Espérons que les constructions chinoises qui défigurent désormais une bonne partie du secteur ne viendront pas ensevelir à jamais la mémoire des lieux. Ainsi, en redescendant, nous « visitons » des vestiges marquants pour la compréhension du Cambodge. Il s’agit d’un ensemble de pavillons construits autour du chalet du roi Sisowath Monivong.

Grand-Mère Mao veille sur vous
Le style est élégant avec, une fois encore, vue vertigineuse sur le golfe de Thaïlande. On comprend pourquoi le roi aimait venir s’y ressourcer. Par imitation, la cour et les notables le suivirent et se firent construire de petites maisons tout autour. Il n’en reste aujourd’hui que les murs, construits en béton dans les années 30, couverts de tags plus ou moins réussis. Au sol, quelques carreaux subsistent qui laissent entrapercevoir ce que devait être l’architecture colonio-royalo-balnéaire de l’Indochine française. Sisowath Monivong décèdera dans sa maison d’altitude — le Palais Noir — en 1941.
Juste derrière, à flanc de colline, se dresse depuis 2012 une statue monumentale (29 mètres) de Lok Yeay Mao, une figure héroïque du Cambodge. Cette « Grand-Mère Mao » aurait en effet combattue les troupes thaïlandaises dans les années 1800. Elle est aujourd’hui postée face à l’ancien royaume du Siam, protégeant de son regard bienveillant la montagne du Bokor et ses habitants qui y viennent en pèlerinage.
L’actualité nous rattrape en redescendant chez Isa et JP. On vient d’apprendre qu’un paquebot chinois qui a accosté en début de semaine à Sihanoukville transportait des passagers atteints du coronavirus. Evidemment, il est impossible de savoir où se trouvent les touristes malades à l’heure qu’il est. Nous ne sommes qu’à 50 kilomètres du port et Kampot peut être une destination de choix pour ces voyageurs…

L’hirondelle ne fait pas le printemps mais des nids
Pire, afin de préserver ses liens stratégiques (et économiques) avec la Chine, le Premier ministre cambodgien en personne est venu accueillir ces touristes à leur arrivée avec force embrassades et salutations tactiles ! Nous pensions nous être éloignés du centre de l’épidémie, voilà qu’on se rend compte qu’elle n’aura aucune frontière.
Heureusement, le chant des hirondelles diffusés par haut-parleurs nous ramènent vers les cieux… De grands bâtiments impersonnels entre le vieil HLM vétuste (et sans fenêtres) et le silo à grain ternissent de nombreux paysages cambodgiens. Certains sont désormais « habillés » comme pour figurer un vrai immeuble. D’autres se trouvent carrément au centre des villes. Il s’agit en fait de « maisons à hirondelles ». Elles permettent aux oiseaux de nicher. Les Cambodgiens récupérent leur nid et ils les vendent à prix d’or aux Chinois, qui adorent les consommer.
N’empêche, même si les bâtiments sont le plus souvent impersonnels, voire moches, le chant qui s’en dégage de l’aube au coucher du soleil est plutôt agréable d’autant que les oiseaux suivent méthodiquement le son qui s’échappe des haut-parleurs. Leurs envolées gracieuses sont inspirantes.

Karaoké nocturne
Envolons-nous de notre côté vers la Preaek Tuek Chhu, la rivière qui traverse Kampot. L’idée est de faire un tour en barque dans ses méandres et les marécages aux alentours. Nous empruntons alors une route absolument cabossée (nous en avons l’habitude maintenant au Cambodge). Coup de chapeau au chauffeur de tuk-tuk qui a quand même réussi à nous amener à bon port sans perdre une roue !
On trouve un petit hôtel au bord de la rivière. On paie deux nuits à l’avance (ce qui ne nous arrive jamais) après avoir déposé nos sacs dans une chambre en planche et tôle. Pourquoi avons-nous accepté ce taudis (il n’y a pas d’autres mots) ? On l’ignore encore. Peut-être hypnotisés par la Preaek Tuek Chhu qui forme en face de nous une large boucle ? Ou parce qu’on était trop bien hébergé depuis notre arrivée à Kampot ?
L’envie d’aventure a quand même ses limites quand les employés de l’hôtel, qui ne parlent pas un mot d’anglais, commencent à picoler en milieu d’après-midi, à chanter (faux) jusqu’à 2h du matin et ne trouvent pas mieux que de ramener leurs potes pour partager les dernières bières du frigo.

Dans la cathédrale verte
Vous nous direz, les lattes de la « chambre » sont tellement espacées qu’on pourrait s’en servir de mâchicoulis. Mais on a la parade : on va retourner dîner au centre de Kampot sur la place centrale qui sert aussi de marché de nuit. Peu de monde : les touristes sont quasi-inexistant. Une ambiance plutôt détendue entre les commerçants qui vendent chacun leur spécialité culinaire.
On jette notre dévolu sur une espèce de grosse crêpe fourrée à la viande, aux crevettes, aux pousses de soja, à l’œuf et à la salade : le banh xeo. Pas vraiment cambodgien, ce plat vient du Vietnam voisin (la frontière est à moins de 50 kilomètres de Kampot). D’ailleurs, ça nous fait penser qu’il va falloir vérifier si les Français peuvent entrer au Vietnam sans visa… On verra ça demain.
La balade en barque sur le bras du Preaek Tuek Chhu est assez rapide : on loue le canoë pour 3h, on a fini le tour en une bonne heure. C’était sympa car nous étions seuls et les végétaux qui tombent en voute au-dessus de la rivière nous transportaient dans une sorte de cathédrale verte. Malheureusement, on se dit que ce charme est précaire : des hôtels, plus ou moins soucieux de l’environnement, commencent à se développer sur cette terre humide. La plupart des chantiers sont en train de rejeter leurs eaux usées directement dans le cour d’eau…

Recherche chambre à louer
Bon, on va quitter cet endroit hein. La seconde nuit servira à payer le tour en barque. Et nous revoilà partis avec nos gros sacs sur le dos à travers la route cabossée. On lève le pouce et un tuk-tuk s’arrête : on lui demande de nous déposer au centre. On descend, trouve une grande maison avec des chambres à louer qui donne sur la place centrale.
C’est dans cet endroit simple, pas vraiment propre, que l’on passera presque une semaine. Car, il est quand même temps de se soucier de notre passage de frontière. Par chance, le Vietnam commence à s’ouvrir aux visas électroniques et notre frontière est accessible avec ce genre de visa que l’on achète en ligne.
On fait notre demande. Ça devrait aller assez vite, ce n’est qu’un formalité, on n’a attendu qu’une demi-journée pour obtenir notre e-visa cambodgien. Alors, on se prépare pour notre dernière visite avant de repartir. Direction : La Plantation. Après le sel, le poivre ! Depuis le début de cet article, vous avez peut-être l’impression que Kampot vous dit quelque chose. C’est que vous êtes fin gourmet !

Le lourd secret du lac
Kampot a donné son nom à ce qui est réputé être le « meilleur poivre du monde ». Une célébrité qui date de l’époque française quand des colons décidèrent de soutenir l’exploitation du poivre destiné notamment aux tables des grands restaurants parisiens. Kampot cultivait déjà le poivre depuis la fin du XIIIe siècle mais l’arrivée des Khmers rouges réduisit à néant l’économie locale… Finalement, il aura fallu attendre un couple de retraités franco-belges (comme les BD), Nathalie et Guy, pour que le poivre de Kampot ressuscite en 2013.
Nous partons donc à la découverte de La Plantation. Il faut parcourir 20 kilomètres à l’Est de Kampot et passer devant le lac secret. Il s’agit d’un vaste plan d’eau aux aspects paisibles, effectivement loin des grands axes routiers mais qui renferme un douloureux secret : il servait dans les années 70 de fosse commune aux Khmers rouges qui l’ont engloutie pour cacher leurs crimes. Pas vraiment l’endroit pour faire du pédalo…
Nous arrivons finalement à La Plantation. Pas mal de touristes sont déjà présents. Certains déjeunent au restaurant. D’autres attendent leur tour pour visiter l’exploitation. Nous sommes accueillis par une jeune française. Et nous partons à notre tour découvrir les champs de poivriers qui se dressent devant nous. Un autre couple fera la visite en notre compagnie.

Du poivre, du poivre…
On nous explique alors que l’idée est de produire du poivre quasiment en autonomie avec des plantes judicieusement disposées tout autour de la parcelle qui permettent d’apporter une protection naturelle face aux nuisibles.
Poivre vert, poivre blanc, poivre rouge, poivre noir… On nous indique que tous ces poivres sont les mêmes : la couleurs n’est qu’une question de maturité et, surtout, de technique de séchage. Le vert étant impropre à l’exportation, on peut directement le déguster sur la branche. Les plants de poivres poussent comme des haricots (grosso modo) ce qui est aussi une découverte pour nous.
On remarque aussi que certains ressemblent à des fraises allongées : leur goût est poivré (évidemment) mais avec une touche pimentée très agréable. Enfin, la visite se termine par une dégustation de toutes les sortes de poivres et de mélanges façon dégustation de vin. C’est convivial et utile car si la visite est gratuite, la vente des produits à la boutique est directement réinjectée dans l’action sociale développée par Nathalie et Guy.

Détour par Kep-sur-Mer
En plus de sauver le poivre de Kampot (premier IGP du Cambodge), le couple a aussi entrepris de financer le système éducatif des villages alentours, de faire travailler les Cambodgiens du coin et de rénover des bâtiments ancestraux menacés de destruction. Ils n’hésitent d’ailleurs pas à les déplacer sur leur exploitation pour les sauvegarder : la magnifique maison sur pilotis dans laquelle on se trouve en est un exemple frappant.
Avant de rentrer à Kampot, nous prenons la direction de Kep, baptisée « Kep-sur-mer » par les Français. C’est l’ancienne station balnéaire des Occidentaux, créée de toute pièce pour passer un hiver doux. Aujourd’hui, la ville n’a rien perdu de son charme grâce au Cambodgiens qui commencent à se réapproprier les lieux.
La baie est magnifique. On a une vue sur le Vietnam tout proche. La douceur nous pousse à prendre un jus d’avocat ; une manière de rafraîchir notre palais après tous ces poivres croqués. En revanche, on passera notre tour en ce qui concerne la spécialité locale : le crabe au poivre (de Kampot, forcément).

La routine
Voilà près d’une semaine que nous sommes à Kampot. On comprend très vite que nous allons y passer le week-end car rien n’indique que la demande de visa pour le Vietnam soit traitée automatiquement. Alors une routine s’installe. Notre logeuse commence à bien comprendre nos habitudes sur la terrasse.
On descend chaque matin prendre le petit-déjeuner dans le café qui fait aussi office de réception et de comptoir d’inscription pour des excursions dans la région. Des œufs, beaucoup d’œufs ingurgités au cours de ces quelques jours. Matin, midi et soir. De quoi compléter notre programme protéiné. Et puis du bon café noir. Là aussi à chaque instant de la journée.
On connaît désormais nos voisins de table qui eux aussi ont leurs habitudes. Des Français pour la plupart résidants à Kampot. Les affaires roulent, pour le moment. Mais leur préoccupation première tourne autour de leur compagne locale… et des belles-familles. Pas facile d’épouser une jeune cambodgienne, de satisfaire ses attentes sentimentales et les demandes financières du beau-père (parfois plus jeune que le mari).

Dernière enclave
Rien n’est méchant dans ces conversations. Rien de dégradant non plus. Juste de l’incompréhension parfois de la part d’hommes mûrs plutôt sincères dans leur démarche mais perdus comme des ados face à leur premier amour. Seulement voilà, leur vie de latins passée en France ne peut pas être la même en Asie du Sud-Est avec ses règles, ses coutumes et son état d’esprit moins dilettante.
Alors, on s’imagine, nous aussi, pourquoi pas, venir s’installer ici. Entre la boulangerie, le café et la mer. Sous le soleil du Cambodge, à quelques minutes de la montagne et du Vietnam, à quelques longueurs de Phnom Penh. Ce petit bout d’Indochine resté pratiquement français est peut-être la dernière enclave occidentale. La Chine, encouragée par le Gouvernement cambodgien, avance ses pions.
Un gros hôtel (dont les travaux sont à l’arrêt depuis le rapatriement des ouvriers chinois) doit défigurer le front de mer, en plein centre de Kampot. Combien de temps la douceur et l’insouciance franco-cambodgienne durera ? Peu de temps aux dires des habitants eux-mêmes. Les Français rencontrés redoutent de se faire chasser à tout moment si la Chine demande aux Cambodgiens de choisir.

Un départ renfrogné
Le foncier augmente aussi de manière exponentielle boosté artificiellement par les dollars dilapidés cash par les investisseurs de l’Empire du milieu. Et puis, comme au Laos, une crainte plus profonde s’exprime ici de la part des Cambodgiens qui redoutent la perte de leur souveraineté, la dégradation de leur patrimoine architectural (comme à Sihanoukville) et naturel (comme sur le Bokor) et finalement une nouvelle colonisation.
Nos e-visa sont enfin validés. Nous pouvons rejoindre le Vietnam après une dizaine de jours à l’arrêt à Kampot. Dix jours passés à observer et à apprécier ces derniers instants au Cambodge. Notre logeuse aura oublié de comptabiliser les verres et les repas pris chez elle. Nous avons refait l’addition ensemble (et ça n’a pas été le drame de Muriel Robin) et nous avons pris un mini-van pour la frontière. Seuls quelques backpackers avec nous.
Le regard renfrogné, nous quittons le royaume khmer en longeant le golfe de Thaïlande. Après la routine, retour à l’inattendu : l’aventure reprend maintenant ! Nous sommes le 26 février 2020.

Pour en savoir plus
Poivre. Nathalie et Guy ont eu les honneurs de la radio publique belge et explique leur aventure au Cambodge ici.
Notre coup de cœur
Dormir. L’hôtel Old Cinema, avec son immense façade jaune impressionne avant d’y entrer. À l’intérieur de cet ancien cinéma 50’s, un patio, un bar et une piscine très agréable. Les chambre sont magnifiquement agencées et très confortables. Le coup de cœur hôtelier de Kampot.
Old Cinema, Street 700, nr 27, Kampot