
Après des semaines de ruralité, nous renouons dans la vibrante Phnom Penh avec les plaisirs de la vie urbaine. Une étape festive – c’est l’anniversaire de Pierre – mais aussi tragique : nul ne peut visiter la capitale du Cambodge sans se recueillir à S21, l’ancien camp de torture des Khmers rouges.
[Récit de notre séjour à Phnom Penh du 8 au 11 février 2020]
Nous n’avons pas foulé une métropole aussi dense depuis deux mois. Le Nord de la Thaïlande, le Laos, nos dix premiers jours au Cambodge : cela n’a en fait été qu’une succession de bourgades, de campagnes et de terre battue. Même Vientiane avait cet air paisible de petite ville provinciale où il fait bon vivre.
On en avait presque oublié ce que sont les gratte-ciels, les boulevards saturés, les chauffeurs de taxis qui vous interpellent, les centres commerciaux surclimatisés, la foule qui se presse sur les trottoirs. Notre arrivée, ce samedi midi, dans l’effervescence de la gare routière de Phnom Penh en devient étrangement excitante, quasi hypnotique.
D’autant que ce n’est pas n’importe quel samedi midi. Nous sommes le 8 février : la veille des 33 ans de Pierre. Alors, à son tour, c’est Matthieu qui a organisé l’étape. Il a choisi l’hébergement, les restaurants (oui, comme fin janvier, au pluriel) et le programme de ces trois jours d’urbanité. Ce week-end, pour souffler les bougies, ce sera le Phnom Penh réjouissant et festif. Depuis quand n’avons-nous pas dansé jusqu’à l’aube dans un bar ? Nous attendrons lundi pour l’incontournable et terrifiante visite de S21, l’un des anciens camps de torture des Khmers rouges.

Jungle urbaine
Avantage indéniable d’une capitale comme Phnom Penh : Matthieu a eu l’embarras du choix pour trouver “l’hôtel d’anniversaire”. Nous posons ainsi nos sacs au Penh House, voisin du palais royal de Norodom Sihamoni. Regard surpris du réceptionniste lorsque se présentent à lui deux routards un peu crasseux, encore couverts du sable rouge du Ratana Kiri.
Il nous conduit à notre chambre, dans l’annexe de l’hôtel. Le Penh House s’est adjoint il y a peu une jolie dépendance : la Jungle addition, où une dizaine de clients partage deux bâtiments de style colonial entourés d’un jardin tropical avec piscine. Écrin de calme, de verdure et de fraicheur dans la bouillonnante cité. De quoi décontracter nos muscles fourbus de randonneurs permanents. On se sent chaleureusement accueillis, jusqu’à un employé qui vient remettre à Pierre une assiette de fruits accompagnés d’un “Happy birthday” écrit en chocolat.
On ne se refait pas : notre première étape après l’hôtel est un restaurant de burgers. Cela fait des semaines que l’on mange des soupes de nouilles à déjeuner. Alors, quitte à être en ville, un bon steak haché saignant et du fromage qui dégouline entre deux tranches de pain, évidemment accompagné d’une assiette de frites, ça fait du bien ! Cerise sur le gâteau : le lieu se revendique de la gastronomie française (bon, dans la pratique, c’est discutable) et plante fièrement un drapeau bleu-blanc-rouge dans les plats. On est à deux doigts de chanter La Marseillaise à la serveuse.

La France, la Chine, le Cambodge
Le centre historique de Phnom Penh est vite parcouru. Le palais royal est ouvert aux touristes, mais au moment de notre passage il est en pleine rénovation : on se contente de l’admirer de l’extérieur. On s’attarde en revanche longuement devant la très belle collection de statues du Musée national du Cambodge. Comme un clin d’oeil à notre parcours, les autorités sont en train d’installer aux abords une ribambelle de drapeaux laotiens : le secrétaire général du Parti révolutionnaire populaire lao (autrement dit le Président du Laos) doit arriver demain en visite officielle.
Pour le reste, le centre de Phnom Penh, c’est plutôt une ambiance qui se vit en se promenant dans les rues. Les demeures de l’Indochine française sont nombreuses, et pour beaucoup rénovées, qui côtoient les immeubles modernes et impersonnels, souvent bâtis par la Chine. Deux époques, deux ambiances. Et entre elles, les stands de street-food, leurs éphémères terrasses de chaises en plastique où on sirote une mousse et leurs tonnes de grillades qui embaument et enfument les passants.
Phnom Penh, c’est également nos retrouvailles avec la vie nocturne. Il y a même quelques bars gays. Ça aussi, pour nous, ça fait longtemps. On file prendre l’apéro au Blue Chilli, dont la clientèle déborde sur le trottoir. Il est conseillé depuis quelques années par le Lonely. Avec le regrettable effet de s’être transformé en comptoir branché pour les Occidentaux hétéros de passage.

Tarentule au poivre noir
On se fait bousculer par un groupe d’Anglais éméchés (pléonasme), puis par un type qui s’engueule avec sa copine. Au Blue Chili, les gays comme les Cambodgiens se comptent en fait sur les doigts d’une main. On se demande vite ce qu’on fait là. On vide nos bières avec hâte. Et si on allait plutôt dîner ?
On se laisse tenter par le Romdeng, créé par l’ONG Friends International et installé dans une magnifique maison du début du XXe siècle. Il est spécialisé dans la cuisine cambodgienne – dans toute son originalité – et œuvre à l’insertion de jeunes déscolarisés qu’il forme aux métiers de la restauration. De quoi se donner bonne conscience de commander une entrée, un plat et un dessert, arrosés d’une bonne bouteille de vin ! 😉
Si le bœuf aux fourmis rouges se révèle un brin décevant, on est conquis par l’assiette de tarentules frites au poivre noir. Difficile d’en définir le goût : c’est de la friture. Mais pour ce qui est de l’apparence et de la texture… Les mandibules et les longues pattes qui croustillent sous vos dents, l’énorme abdomen poilu qui vous chatouille le palais : c’est inoubliable ! On en dévore trois. Elles gagnent brillamment leur place sur le podium des aliments les plus bizarres que nous ayons mangés depuis le début de ce tour du monde.

Vodka-tonic pour bougie
Pour le digestif, on atterrit au Tool Box, un autre bar gay qu’on espère meilleur que le précédent. Au premier abord, c’est la douche froide : beaucoup de jeunes cambodgiens, mais aussi une grappe de vieux européens lourdingues qui espèrent rentrer accompagnés, le tout dans une semi-pénombre à la limite du glauque. On reste dans notre coin, sur l’unique table extérieure, à boire une vodka-tonic en confrontant nos premières impressions sur la ville.
Puis, au troisième verre, minuit retentit. Joyeux anniversaire Pierre ! 🙂 Son téléphone se met aussitôt à sonner. Sa famille a parfaitement intégré le décalage horaire. Le voilà, dans la nuit cambodgienne, à discuter successivement avec sa mère et sa grand-mère sur WhatsApp. Il ne lui en fallait pas davantage pour être heureux.
C’est aussi le moment que choisit un type pour s’installer en souriant à notre table. “Vous êtes en vacances ? Moi je viens de Birmanie.” La phrase fait figure de sésame. Matthieu saute sur l’occasion pour lui raconter nos trois semaines là-bas, ce qu’on a aimé comme ce qu’on a regretté.

Dialogue de sourds
Les verres aidant, il se dit qu’il peut lui parler en toute franchise. Il aborde le sujet de la junte qui impose sa loi d’une main de fer, puis celui de la préférence nationale qui nous a tant déroutés. Après tout, l’homme que nous avons en face de nous est jeune, gay, nous explique avoir vécu à New York et visité Paris : il ne peut avoir que du recul sur la situation compliquée de son pays.
Comme dirait Jacques Villeret : “Oh, la boulette !” Nous voilà partis pour une heure de dialogue de sourds entre Matthieu et cet individu de moins en moins sympathique qui se révèle être un fervent nationaliste. Matthieu lui parle d’égalité et de fraternité. Lui répond que les Birmans sont le peuple le plus intelligent et le plus évolué de la planète. Rien que ça !
L’incompréhension est totale. Chacun campe sur ses positions au millimètre près. Heureusement, “l’échange” reste courtois. Enfin, courtois… C’est vrai jusqu’à ce que Matthieu aille aux toilettes et que Pierre, qui vient de raccrocher son téléphone, décide de prendre le relais.

Pierre, ce “terroriste musulman”
Tous nos amis savent deux choses sur Pierre. La première, c’est qu’il ne faut jamais espérer avoir raison contre lui. Car il a toujours raison – et d’ailleurs, c’est souvent vrai. La seconde, c’est qu’il faut éviter d’engager un débat avec lui quand il a bu quelques verres. Car dans ce cas, il oublie toute notion de diplomatie, il sort les gros sabots, n’a plus aucun filtre.
Quatre minutes. C’est le temps que Matthieu a mis pour faire l’aller-retour aux toilettes. Un temps suffisant pour que Pierre aborde la question ultra sensible des Rohingyas, que son interlocuteur le traite de “terroriste musulman”, que les deux menacent de se battre, que quatre serveurs sortent précipitamment du bar pour les séparer et qu’ils mettent finalement le jeune birman dans une voiture pour qu’il rentre illico chez lui. Pierre 1 – Le nationaliste 0.
Matthieu ne retournera plus aux toilettes de la soirée. Mais cet incident nous aura tout d’un coup transformé en “chouchou” de l’équipe du Tool Box. Et l’heure passant, les vieux européens partant enfin se coucher, le patron ayant laissé les clefs à ses employés, c’est dans un bar privatisé pour l’anniversaire de Pierre que nous nous retrouvons à danser, à chanter et à faire la fête comme nous ne l’avions pas fait depuis bien longtemps. On ne rentrera qu’aux premiers rayons du soleil. C’est chouette, Phnom Penh !

Un Spasfon et au lit
C’est ainsi que la journée d’anniversaire débute par une grasse matinée. Elle se poursuit par un petit déjeuner au bord de la piscine, par quelques brasses, puis par un massage pour l’heureux “trente-trois-naire” dans un spa qui nous a été recommandé par l’hôtel. Devaient s’en suivre un apéro dans un bar caché et un dîner au romantique Malis Restaurant. Si ce n’est qu’il y a une autre chose à savoir sur Pierre, une habitude bien malgré lui, qui survient chaque 9 février ou presque : il tombe malade pour son anniversaire.
On ne saura jamais si ce fût à cause du dîner de tarentules, de la nuit presque blanche, de la gueule de bois, de la baignade dans le Mékong ou de la clim’ du salon de massage, mais son superbe bronzage de globe-trotteur s’efface peu à peu au profit de la blancheur d’une gastro-entérite. Le restaurant d’anniversaire est pris à emporter. Son gâteau se transforme en comprimé de Spasfon. Sa soirée, il la passe sous la couette. Et, encore une fois, joyeux anniversaire !
Lundi matin, ça ne va pas vraiment mieux. Mais Pierre tient néanmoins à ce qu’on reprenne la visite de la ville. On ne peut quitter Phnom Penh sans s’être recueillis à S21. Un tuk-tuk nous y dépose en début d’après-midi, la chaleur est à cette heure là accablante. On franchit le guichet où on nous remet un audioguide en français, on place les écouteurs sur nos oreilles. S’engage alors l’une des expériences les plus éprouvantes mais aussi les plus nécessaires de notre voyage.

Le musée de l’horreur
Une voix nous ramène en 1975. La guerre civile fait rage depuis huit ans, opposant l’armée du Royaume du Cambodge, alliée au bloc de l’Ouest, aux révolutionnaires Khmers rouges, alliés au bloc de l’Est. Bien que largement inférieurs en nombre, ces derniers ne cessent d’avancer la ligne de front. Au printemps, ils sont aux portes de Phnom Penh. Les Américains, déjà empêtrés dans la guerre du Vietnam – Saïgon “tombera” treize jours plus tard – considèrent le Cambodge perdu : ils font évacuer en quelques jours leurs ressortissants et abandonnent les forces régulières.
Le 17 avril, les Khmers rouges entrent dans la capitale. Le Royaume du Cambodge disparaît. Le Kampuchéa démocratique est proclamé. La population de Phnom Penh est immédiatement évacuée vers la campagne. Il en sera de même pour tous les habitants des grandes villes du pays – les Khmers rouges associant la vie urbaine au capitalisme, en opposition à la vie rurale qui fonde leur modèle communiste. Hommes, femmes et enfants sont mis au travail forcé dans les champs, dans des conditions comparables à l’esclavage.
La capitale, désormais déserte, est reconvertie par les dirigeants Khmers rouges. Ils s’y sentent protégés puisqu’à l’abri complet des regards. Ils y installent leur QG, leur semblant d’administration, de la logistique ou encore des centres de rétention. C’est ainsi qu’en avril 1976, l’ancien lycée de Tuol Seng est choisi pour être reconverti en prison : il devient S21.

Un lycée devenu camp de torture
Après avoir planté le décor tandis que nous nous tenions dans la cour de l’ancien lycée, la voix de l’audioguide nous invite à pénétrer dans une première salle de classe. On se doute déjà de ce qu’on va y trouver, et pourtant, on ne peut s’empêcher d’être frappé par l’horreur.
Tandis qu’en cette année 1976, on débat en France de la pertinence ou non des Khmers rouges, à l’intérieur du Cambodge, désormais totalement coupé du reste du monde, le régime se révèle paranoïaque et sanguinaire. Il s’engage dans la traque et l’exécution méthodiques de tous les opposants. Avec une vision toujours plus extensible de ce qu’est un opposant. Bientôt, le seul fait de porter des lunettes ou de savoir écrire fait de vous un intellectuel, donc un agent du capitalisme dont il convient d’obtenir les aveux. S21 n’est alors plus une simple prison, c’est un centre d’interrogatoire et de torture.
La salle de classe où nous venons d’entrer est restée telle que les soldats vietnamiens l’ont découverte le 7 janvier 1979, lorsqu’ils ont « libéré » Phnom Penh. En son centre, l’armature métallique d’un lit, à laquelle sont fixées des chaînes et sur laquelle est posé un futon tâché de sang. C’est dans ce bâtiment que les geôliers de S21 mutilaient leurs prisonniers jusqu’à ce qu’ils admettent des fautes qu’ils n’avaient pas commises.

Pleurer mais ne pas défaillir
On les étouffait avec des sacs en plastique, on leur plongeait la tête dans un seau d’excrément, on leur lacérait la chair à l’aide de pince. On pratiquait aussi sur eux les expérimentations médicales les plus affreuses, jusqu’à les laisser se vider intégralement de leur sang. La cruauté des tortionnaires s’est révélée sans limite.
Avançant d’une pièce à l’autre, observant le mobilier resté intact, écoutant dans l’audioguide la voix froide des survivants – ils ne furent que 12 sur les 18.000 détenus passés entre ces murs – on est pris d’effroi. On ne peut retenir nos larmes. Plusieurs fois, on ressort dans le jardin, on s’abrite un instant sous les arbres pour ne pas défaillir. Puis on pénètre à nouveau dans les bâtiments, avec la nécessité d’aller jusqu’au bout, de tout entendre, de tout lire. On le doit aux victimes.
Les Khmers rouges ouvrent 200 centres comme S21 dans l’ensemble du pays. Des dizaines de milliers de personnes y sont emprisonnés abritrairement, subissant les pires sévices jusqu’à se laisser aller à des aveux fictifs. Elles sont alors conduites sur un lieu d’exécution et jetées dans une fosse commune.

1,7 million de victimes en 4 ans
Mise en esclavage, enrôlement forcé dans l’armée, torture : en quatre ans, les Khmers rouges se livrent à l’une des extermination de masse les plus importantes du XXe siècle. Sans la moindre réaction de la communauté internationale. Ce n’est que lorsque les Vietnamiens les chasseront du pouvoir qu’on réalisera l’ampleur du drame. En quatre ans, plus de 1,7 million de Cambodgiens ont été décimés, soit 20% de la population du pays.
Il faudra attendre 1999 pour que Douch, le directeur de S21, soit retrouvé et emprisonné. C’est un photographe irlandais qu’il le démasquera. Il plaidera coupable tout en demandant son acquittement. Il sera finalement condamné en 2010 à la prison à perpétuité. La plupart du personnel de S21 échappera néanmoins aux poursuites, comme bon nombre de dirigeants Khmers rouges : le prix de la réconciliation nationale à la sortie de la guerre.
Alors que nous quittons Phnom Penh pour rallier les temples d’Angkor, on peine à comprendre comment une telle horreur a pu arriver mais surtout comment les Cambodgiens ont pu s’en relever. C’était il y a tout juste quarante ans. Nous réalisons que nombre de ceux que nous avons rencontrés depuis notre arrivée ici en sont des contemporains. Des survivants.
Nous y sommes passé en 2006 et avons ressenti les mêmes émotions que vous en visitant S21. À la sortie, un groupe d’étudiants m’avait interviewé pour connaître mon opinion de cette visite.
J’ai eu beaucoup de mal à garder une certaine contenance, mais leur démarche était noble et j’ai réussi à transmettre mon effarement de tant de violence et de cruauté.
Une visite difficile mais incontournable pour appréhender le tourment que ce pays a traversé et son incroyable reconstruction.
Merci pour votre récit !
Merci beaucoup pour ce message !
Bravo pour ce bel article, et un grand merci pour votre conscience citoyenne et humaine. C’est un bel exemple de comment aborder les voyages dans les pays étrangers qui ont souffert.
Merci beaucoup !