
Finie la campagne du Shekhawati. On retourne en ville. La grande, l’agitée, la bruyante. Direction Jaipur et son patrimoine fabuleux, avant-dernière étape de notre tour de l’Inde.
On vous parlait transport il y a peu. Le trajet de Mahansar à Jaipur est un condensé de ce que l’Inde a à offrir en la matière. Nous quittons notre palais de Maharaja en taxi collectif, comprendre une camionnette dont l’arrière a été doté de deux bancs sur lesquels on se tasse et qui sursautent à chaque nid-de-poule. Puis on attend l’un des trois trains quotidiens qui s’arrêtent à la gare du village, située à cinq kilomètres de là.
Le quai est quasiment désert. On peine à se convaincre qu’une locomotive va émerger à l’horizon. Pourtant la voilà déjà, suivie d’une file de wagons de classe « générale », c’est-à-dire sans place attitrée, quand il y a de la place. Bienvenue dans le RER B du Rajasthan, avec les regards surpris et les sourires chaleureux des passagers en plus.

Du train au coffre d’un rickshaw
Une heure plus tard, escale à Sikar. Un chauffeur au volant d’un rickshaw déjà bondé nous interpelle immédiatement : « Vous allez où ? À la gare routière ? Montez ! » On veut bien monter, mais où ? Nous voilà dans le coffre, nos deux sacs à dos sur les genoux. Les autres passagers se marrent avec compréhension. Ils savent que ça aurait pu aussi leur arriver. On s’informe auprès d’eux du prix à payer, histoire de ne pas avoir à négocier, et on prépare notre billet dans une main.
À peine est-on descendu du véhicule qu’un bus nous passe sous le nez. « Jaipur, Jaipur », crie le rabatteur. On saute à bord alors qu’il est déjà en marche. On en descend deux heures après, à Jaipur enfin, mais encore loin de notre hébergement. Et on termine en Uber.
C’est l’Inde qui te bouscule, qui te fait mal aux fesses et qui te courbature. Mais c’est l’Inde qui t’amène à destination sans que tu ais une seconde pour t’inquiéter entre deux moyens de transport.

En français dans le texte
Nous logeons au Nahargarh Palace Hotel & Restaurant (un grand nom pour un tout petit prix), à l’écart du quartier touristique, mais pas trop loin quand-même. Nous voulons, comme souvent, pouvoir visiter le maximum de lieux à pied. C’est la vieille ville, sur la colline, mal éclairée la nuit et pas toujours très propre, mais pétrie de réalité. On nous accueille en français, un luxe ! Notre hôte a fait six mois de cours intensifs dans un labo de langue et il est désormais bilingue. En comparaison, on a un peu honte de notre niveau d’anglais après dix ans d’études…
Il est ravi de pouvoir nous parler et tester son vocabulaire. On aurait aimé souffler un peu après une demi-journée intense de route, boire une bière sur la terrasse en regardant les lumières de la ville qui commencent à scintiller, mais il est très sympathique et nous ne nous voyons pas lui refuser cette discussion.
Il fait depuis longtemps nuit noire quand il nous laisse à nos occupations. En fait, la seule et importante occupation qui vaille à ce moment : aller dîner. Comme souvent, et d’autant plus dans cette dernière ligne droite indienne où on compte nos sous, nous portons notre dévolu sur des stands de cuisine de rue. Un vada pav délicieux, quelques momos frits puis un énorme Kulfi – quand on dit énorme, c’est vraiment énorme – en dessert. Il faudra d’ailleurs bientôt qu’on consacre un article à part entière à la nourriture indienne !

Ville touristique
Jaipur est belle et elle le sait. La capitale du Rajasthan, dessinée avec charme par des générations de maharajas, mise beaucoup sur le tourisme. Elle a mis en place un ticket combiné qui permet de visiter en un ou deux jours ses principaux points d’intérêts.
À l’entrée de son palais, on assiste au défilé des groupes suivant leur guide, un drapeau ou un mégaphone à la main. Des étrangers mais aussi beaucoup d’Indiens, qui ont tous les yeux qui brillent devant ce faste aujourd’hui patrimoine national.

On parcourt ses cours et ses salles en vitesse. Il est en fait beaucoup moins beau que ceux d’Udaipur et de Jodhpur. On s’attarde en revanche juste à côté, au Yantra Mandir, un observatoire astronomique unique au monde, occasion pour Pierre de se remémorer son enfance à l’Astro Club lourdais.
Un maharaja la tête dans les étoiles
Les astres occupent une place essentielle dans la culture indienne. On les consulte pour nombre de décisions importantes, n’hésitant pas à reporter une demande en mariage, l’achat d’une voiture ou un départ en vacances si l’alignement des planètes s’avère défavorable.
Louis Mountbatten, dernier vice-roi des Indes, s’était ainsi attiré les foudres d’une partie de la communauté hindoue en fixant arbitrairement l’indépendance du pays au 15 août 1947, date au funeste alignement des planètes. Au prix d’une longue négociation, astronomes et religieux avaient finalement obtenu qu’elle intervienne… à minuit, dans la nuit du 15 au 16 août, sous un auspice plus prometteur.

Le maharaja Jai Singh II, qui régna de 1699 à 1743, partagea plus que quiconque cette passion avec son peuple. Mais à la superstition de certains, il préféra la science. Il étudia la carte céleste dans ses moindres détails, s’entoura des meilleurs experts et s’inspira des techniques les plus modernes pour bâtir dans un vaste jardin ses propres outils d’observation.
La structure la plus imposante est un cadran haut de 27 mètres, le Brihat Samrat Yantra. Depuis trois siècles, il donne l’heure solaire à la seconde près. La forme de l’ouvrage lui donne l’apparence d’une œuvre contemporaine, telle qu’elle aurait pu naître dans l’esprit génial d’un Gaudi.

La façade rose du Palais des Vents
Après un crochet par une haute tour où l’on observe Jaipur à 360° – Matthieu adore grimper tout bâtiment ou colline susceptible d’offrir un panorama – nous abordons le monument le plus célèbre de la ville : le Palais des Vents.
Offert par le maharajah aux femmes recluses dans son harem, il leur permettait d’observer l’une des principales artères de Jaipur sans jamais être vues par les passants. Un cadeau qu’on pourrait trouver empoisonné, tant il devait leur souligner la liberté dont elles étaient définitivement privées. Il n’en reste que cette façade rose, tout en mouvement, parsemée de dizaines de fenêtres et moucharabiehs, est absolument superbe.

Comme dans beaucoup de monuments, les visiteurs se suivent en fil sans se poser de question. Ils grimpent au sommet de la façade, font leur photo et en descendent. Nous décidons assez vite de bifurquer, aucun panneau ou barrière ne l’interdisant. La foule disparaît aussitôt. Et nous découvrons alors que le Palais des Vents a encore beaucoup à offrir.
Il compte d’interminables couloirs, des terrasses adossées aux remparts, des patios et des alcôves qui en font un labyrinthe passionnant à explorer.

Galta Kund, sanctuaire des singes
Mais ce que nous avons préféré à Jaipur, ce sont ses alentours. En quelques minutes de bus, la ville est dernière nous. On longe des lacs, on se glisse dans des vallées encaissées ou on se hisse sur des falaises abruptes. La nature est tout autour de nous. Et soudain on accède à des temples, des murailles et des forts d’une beauté envoûtante.

Niché dans une vallée étroite, le sanctuaire de Galta Kund mérite amplement la trentaine de minutes de marche en plein soleil nécessaires pour le rejoindre. On le surnomme le “monkey temple”, car il célèbre Hanuman. Il abrite plusieurs centaines de singes qui se nourrissent des nombreuses bananes déposées en offrandes.
Un ruisseau alimente une série de bassins construits par les fidèles. Nous les observons en train de réaliser leurs ablutions, tandis qu’un groupe de jeunes se livre à des acrobaties en sautant d’un muret. On est aux portes de Jaipur. Pourtant, on se croirait en pleine campagne, les collines occultant l’image et les bruits de la ville. On respire.

Coup de cœur pour Jaigarh
À quinze kilomètres de là, au bout d’une jolie route en lacets bordée d’arbres fruitiers qui mène à un promontoire rocheux, se trouve le fort de Jaigarh. Il a été pour nous un véritable coup de cœur. Son entrée lui donne l’apparence d’un gros bastion rustique à la Vauban. Des murs hauts et épais comme il faut. Du solide, du massif, sans chichi.
Sa première enceinte renferme d’ailleurs le plus gros canon du pays, long de 6 mètres et lourd de 50 tonnes. On sent qu’on avait le sens du défi et qu’on voulait impressionner. Cette grosse Bertha, fondue en 1720, ne servit qu’une fois… pour l’essayer. Selon la légende, le boulet fut propulsé à 35 km. Mais le recul de l’arme tua huit soldats et deux des éléphants qui la tractaient.

C’est à la troisième enceinte que ce fort devient particulièrement intéressant. Passé l’enjeu défensif, on entre dans le palais d’été du maharaja. C’est ici qu’il venait prendre la fraîche avec sa famille, quand la chaleur devenait trop insupportable dans la plaine. Et c’est avec un goût certain qu’il a fait aménager les lieux afin de les rendre les plus agréables possibles.
Jardin avec vue
À l’extrémité du piton rocheux, le visiteur débouche dans un somptueux jardin en damier, couvert d’une grasse pelouse où l’on rêve de s’allonger. En son centre, une fontaine monumentale, dont s’évadent quatre petits canaux, un vers chaque point cardinal.
Les austères remparts deviennent ici des arches, qui ouvrent une magnifique perspective sur les montagnes avoisinantes. À leur extrémité, deux fines tours surmontées de coupoles. Lorsque nous les atteignons, nous constatons l’étendue des fortifications, qui sillonnent les crêtes sur des kilomètres. Une véritable petite muraille de Chine. Nous découvrons aussi pour la première fois l’autre palais, Fort d’Amber, résidence principale du souverain bâtie en contrebas.

Le nid douillet du maharaja
Une route pavée a été creusée à flanc de montagne pour relier ces deux lieux de pouvoir. On l’empruntait à dos d’éléphant. Nous la dévalons à pied, entre deux troupeaux de moutons, hâtifs que nous sommes de poursuivre notre visite.
Nous voilà à Amber. Là encore, des murailles abruptes que rien ne semble pouvoir abattre, mais qui dissimulent en réalité un véritable nid douillet.
Tout est plus vaste que dans le fort voisin : deux cours aussi grandes que des places, un hamam, un harem, un temple, d’interminables appartements privés… Et une porte à ogive de dix mètres de haut, richement décorée de peintures florales, qui ouvre sur une salle d’audience aux murs de marbre blanc couverts de pierres précieuses et de miroirs.

Amber, son palais mais aussi son village
On peine à comprendre pourquoi le maharaja abandonna cet éden pour le plus modeste palais de Jaipur. Certes, il y a bâti une ville moderne et dynamique, mais que la vie devait être douce à Amber !
Des étoiles plein les yeux, nous terminons notre parcours par l’ancien village d’Amber. Oublié par les touristes qui visitent le fort, il dégage pourtant un charme fou, que la lumière du jour qui décline à l’horizon vient encore accentuer.
Ses ruelles tortueuses sont bordées de maisons en pierre, encore occupées par une poignée d’habitants, et d’anciennes demeures bourgeoises désormais à l’abandon. Nous tombons sur un temple de Shiva digne d’Indiana Jones, lui aussi habité par les singes, puis sur un baoli – ces fameux puits à degrés – encore plus beau qu’à Jodhpur.

Jusqu’au bout de nos quinze jours passés à le visiter, le Rajasthan n’aura eu de cesse de nous émerveiller. Nulle autre région de l’Inde ne peut rivaliser avec son patrimoine si varié et si superbement conservé. Mais si nous le quittons à regret, c’est pour mieux rejoindre notre ultime étape indienne dont la seule évocation fait rêver : les montagnes himalayennes du Ladakh !