Birmanie : notre bilan

Sur le débarcadère de Mergui

Après 21 jours passés en Birmanie, 2.715 kilomètres parcourus en 9 étapes en bus de jour, bus de nuit, train et bateau, nous voilà à l’heure du bilan. Comment avons-nous vécu ce périple au cœur de l’Union du Myanmar ? Notre mission : résumer nos impressions birmanes en quelques lignes. C’est parti !

J’ai dit bizarre ? Comme c’est bizarre… (par Matthieu)

Trois semaines en Birmanie et impossible d’effacer ce sentiment : « bizarre » , « étrange », ce sont les premiers qualificatifs qui me viennent à l’esprit. La Birmanie nous a accueilli en dent de scie. D’un jour à l’autre, elle a soufflé le chaud puis le froid, elle nous a offert le meilleur puis nous a rappelé brutalement que nous n’étions que des étrangers. Et qu’elle tient à rester étrangère aux étrangers.

Certes, le pays s’est ouvert au tourisme depuis quelques années. Mais le voulait-il vraiment ou, comme un gage donné à la communauté internationale, n’y a-t-il pas été contraint et forcé ? On est en droit de se le demander. On peut entrer en Birmanie, on peut y circuler, on peut la visiter. Mais elle reste difficile à cerner, à comprendre. Nous en laisse-t-elle vraiment l’occasion ?

Oui, il y a en Birmanie le meilleur. Il repose sur un parcours recommandé aux visiteurs : Rangoun, la halte “contemporaine”, Bagan et Mandalay, la halte “patrimoine”, Inle, la halte “nature”. On peut y adjoindre Ngapali, la halte “plage”. Et même pousser jusqu’à Hpa An, la formidable porte du Sud (notre coup de coeur). 

Il est très chouette ce parcours. On profite des vieilles pierres et des beaux paysages, on est bien accueilli, on touche un peu du doigt la vie à la birmane. C’est un parcours facile : il y a des bus pour se rendre d’un point A à un point B, des hôtels confortables, de bons restaurants. Bref, on peut passer d’excellentes vacances.

Le hic intervient quand on espère sortir de ce strict rôle de vacancier. Et, on vous l’a souvent dit, un tour du monde, ce ne sont pas des vacances. On voulait voir la vie normale des Birmans, les côtoyer pour le seul plaisir de les côtoyer, discuter avec eux au-delà du simple “bonjour” et autres formules de politesse, confronter nos façons de penser. Cela impliquait de nous perdre un peu, de nous rendre dans des villes ou des villages distincts des attractions touristiques, de flâner au gré des rencontres. Pas simple…

Oh, bien entendu, on a le droit de le faire ! Si un tiers du pays est interdit aux étrangers pour des questions de sécurité – et parfois, si l’on en croit l’ONU, pour opprimer en silence des minorités comme les Rohingyas – deux tiers sont officiellement ouverts. Sur le papier en tout cas. Car dans la pratique, cela devient vite compliqué. 

Entre deux étapes classiques, on ne remarque pas le mécanisme. Il y a beaucoup d’Occidentaux dans notre bus ou dans notre hôtel ? C’est sûrement parce que les Birmans voyagent peu. Il n’y a que des Occidentaux dans notre restaurant ? C’est sûrement parce que les prix sont trop élevés pour les habitants. Puis, le jour où l’on demande à prendre un itinéraire bis, à s’arrêter dans un lieu imprévu, un malaise survient. “Il n’y a pas de bus pour cette ville, désolé.“ Pas de chance… Et pour aller là ? “Pas de bus non plus, désolé”. Mais on peut loger ici ? “Il n’y a pas d’hôtel, désolé.” Là, alors ? “Pas d’hôtel non plus, désolé.”

Bizarre… Comme c’est étrange… J’ai dit bizarre ? Comme c’est bizarre.

En vrai, des bus et des hôtels, il y en a à peu près partout. Il suffit de jeter un coup d’oeil à Google Maps ou de consulter des sites en langue birmane pour s’en assurer. Mais en Birmanie, tout est contingenté. On ne mélange pas les bus locaux et les bus touristiques. Seuls ces derniers peuvent convoyer des étrangers. On ne mélange pas les chambres d’hôtes et les hôtels touristiques. Là encore, seuls ces derniers peuvent héberger des étrangers. Tout cela est organisé par un système de licences délivrées par l’État.

Et dès qu’on prend cela en compte, la carte du pays se réduit drastiquement pour le voyageur. Des deux tiers autorisés, il ne reste en vérité qu’un tiers, un quart, voire un cinquième du pays qui peut, en pratique, véritablement se visiter. 

Certes, on a pu aller à Naypyidaw, au gré de quelques grands écarts de transport et de budget. Tout comme on a pu pousser jusqu’à l’extrême sud du pays, mais en abrégeant nos derniers jours, faute de logements abordables dans cette région longtemps rebelle du pouvoir central, où l’État ne distribue aujourd’hui ses fameuses “licences” qu’au compte goutte aux hôteliers.

On l’aura compris, mon malaise tient pour beaucoup au pouvoir en place, ardent promoteur de la préférence nationale, donc à mon sens de la ségrégation. Pouvoir par ailleurs assez parano sur les bords, comme on vous le racontait dans notre article sur le déménagement soudain de la capitale. 

Mais ce malaise, je l’ai aussi ressenti dans la société, où ce système a profondément infusé pour devenir une façon d’être et de penser. Combien de fois, à des stands de street-food, dans des bars, dans des quartiers, avons-nous eu l’impression de franchir la mauvaise porte, de ne pas être les bienvenus ici ? D’un regard, d’un geste, d’une phrase : presque chaque jour, quelqu’un nous a ramené, souvent sans même s’en rendre compte, parfois avec hostilité, à notre seule condition d’étranger.

Loin de moi l’idée de caricaturer un peuple. Beaucoup de Birmans nous ont accueilli avec gentillesse. Et que dire des moines, toujours chaleureux et prêts à engager la conversation. Sans oublier les minorités, les Karens, les Shans, qui peut-être en raison de la fragilité de leur propre condition, ont fait preuve d’une exceptionnelle hospitalité. Mais pour dix personnes adorables, une personne désagréable suffit à vous plomber la journée.

C’est un peu rude, résumé comme ça. Mais à l’heure d’écrire ces lignes, trois mois après avoir quitté le pays, avec un certain recul et la possibilité de comparer à nos autres pays traversés, c’est malheureusement ainsi que je ressens et que je me souviens de la Birmanie.

Sur le lac Inle

Le pays des inquiets (par Pierre)

C’est attablé dans un café du Vietnam que je repense à la Birmanie. Cela fait trois mois quasiment jour pour jour que nous avons quitté la patrie d’Aung San Suu Kyi, trois mois que les visages birmans me hantent : autour de nous, que des sourires, des rires, des éclats de voix (parfois un peu trop sonores), des femmes et des hommes, des cafés, des sacs de sport et des cabas de marché. Rien de tout cela en Birmanie.

Ce café vietnamien n’est certes qu’une photographie, un instant T. Tout comme le bilan que je vais tenter de dresser de notre séjour birman. Ce n’était que trois semaines passées dans un pays millénaire qui a connu la gloire des empires et le rayonnement des vainqueurs. Vingt-et-un jours sur des terres qui ont connu bien des massacres, des invasions et des déplacements de population. Une Histoire contemporaine qui imprègne l’esprit du lieu et marque la chair de ses habitants.

La première fois que ce sentiment d’abandon m’a frappé, c’est en triant mes photos sur l’ordinateur. Des visages fermés. Des regards tristes, hagards. Cette même inquiétude visible dans les yeux à la fois des familles du Sud qui débarquent à Mergui et dans ceux de notre guide à Naypyidaw. Ce même regard perdu observé sur le marché de Nyaung Shwe au bord du lac Inle que dans celui des enfants-moines de Rangoun.

Le visage des Birmans crie la détresse de ce peuple. Il est l’inquiétude-même. La crainte en l’avenir à l’aune de leur passé. Les despotes birmans l’ont bien compris : ils ont tenté de faire table rase de tout ce que représentait la Birmanie, jusqu’à son nom. Tout changer jusqu’à déplacer la capitale, modifier le sens de circulation, interdire les motos car de là viendrait l’assassin du dictateur. Tout bousculer brutalement pour instaurer l’instabilité, la crainte, la peur.

Diviser l’Union (fragile) du Myanmar. Placer les Birmans (majoritaires) sur un piédestal au nom de la prédominance et de la religion. Entretenir l’inquiétude, les privations pour souder un pays. Inventer des ennemis (la minorité ethnique, l’étranger, l’autre) pour verrouiller le pouvoir. C’est toute cette stratégie de casse que nous avons pu lire dans le visage de tous les habitants du Myanmar.

Car la peur n’a pas de camp. Le peuple birman bénéficie d’une politique de préférence nationale mais l’endoctrinement nationaliste le pousse à se méfier de l’étranger — celui qui impose des embargos commerciaux — et du minoritaire — celui qui est forcément factieux ou terroriste. Alors le Birman se réfugie derrière son exception, derrière sa religion pour se montrer plus dur envers les autres. Ne pas paraître faible sous peine de disparaître. Le pouvoir entretient cette crainte du déclassement et la peur de l’invasion. C’est ainsi que pour la première fois de notre tour du monde nous avons eu le sentiment d’être « un autre », un intrus, un suspect.

Chez les minorités, l’inquiétude est aussi le sentiment qui prédomine. Mais entre « autres », on se comprend peut-être plus facilement. C’est chez les Karens, les Mons, les Shans,… que nous avons été les mieux accueillis. Et puis chez les moines, ceux qui vivent au plus près de leur peuple : persécutés un temps par la junte, ils jouent désormais leur survie sur un équilibre fragile. Le sourire le plus sincère et le légendaire accueil birman, c’est eux. Ils sont aussi une vitrine, savamment ripolinée par la prix Nobel de la Paix Aung San Suu Kyi. Ce savant mélange entre religion et nationalisme crée une société exsangue, unie dans la lutte contre l’autre, le musulman, l’étranger.

L’inquiétude, c’est aussi en creux ce que j’ai éprouvé lors d’un vrai moment de grâce, dans un mini-van nous conduisant dans le Sud. « Billie Jean » s’est échappé de la radio. Un bonheur d’entendre, d’éprouver ce qui est pour moi le symbole de la créativité, du lâcher-prise, au cœur d’un pays où rien n’est jamais laissé au hasard et où tout est pris au sérieux, surtout l’emplacement des astres dans le ciel.

Le Vietnam n’a certes pas la même Histoire que la Birmanie. Inutile de comparer les deux pays même s’ils partagent la même péninsule indochinoise, même s’ils ont souffert, même si la guerre a opposé des familles entières, même si la peur de l’invasion est toujours présente. L’instant T, la photographie de notre tour du monde ne peut donner qu’une image partielle. Celle de visages heureux, celle de visages inquiets. Celle de peuples tourmentés.

Sur le débarcadère de Mergui

Revivez nos étapes en Birmanie

11 commentaires sur “Birmanie : notre bilan

  1. Bonsoir. C’est une autre blogueuse voyage que j’aime beaucoup qui m’a orientée vers votre site. On parlait de la Birmanie et elle m’a suggéré de lire vos pages…

    J’y ai passé 28 jours en 2018. J’en rêvais depuis longtemps, l’état réel du pays m’intriguait : nationalisme, xénophobie, bouddhisme militant, ASSK, état Rakhine (je voulais à tout prix visiter Mrauk-U), développement économique. Quasi-absence de touristes occidentaux. J’avais lu quelques livres sur l’histoire birmane, Burmese Days de George Orwell et je suis l’actualité locale depuis longtemps. Au fil des années, je m’étais dressé un portrait d’ASSK plein de contrastes et de méfiance. J’ai payé mon manque d’ingénuité.

    Mes sensations rejoignent les vôtres. C’est une expérience insolite et troublante que de visiter la Birmanie. Pour moi aussi une bonne partie du territoire est inaccessible. J’ai mis 3 jours à tenter d’organiser 48h à Katha, la ville où G. Orwell a été sergent de police, depuis Mandalay. J’ai abandonné devant l’ignorance (probablement réelle, mâtinée d’incompréhension et d’absence de sens) des personnes auxquelles je me suis adressée, et les bâtons dans les roues mis de tous les côtés.

    Je me suis sentie souvent hors cadre et isolée. J’ai trouvé les temples de Bagan empreints d’une profonde solitude, malgré leur beauté décatie un peu lugubre. Quasiment vides pour la plupart. J’imaginais que je les visiterais dans des conditions privilégiées… Mon ressenti a été tout autre. Abandon. Déréliction. Ombre de malheur. Sensation indéfinissable de malaise dans la pénombre, la lueur des bougies, dans les grands temples très empreints de religiosité… Je n’ai pas réussi à me défaire de l’idée que la foi était ici exploitée à des fins d’un nationalisme ethnique xénophobe. Parfois je me suis presque enfuie. Deux ans après, j’en garde un souvenir d’une étrangeté que rien n’atténue.

    Naviguer au long de l’Irrawady a allégé la lourdeur qui plombait mon coeur et mon esprit. Au fil de l’eau, j’ai retrouvé mon enthousiasme devant la grâce des rives du fleuve. Arriver à Sagaing au coucher du soleil m’a enchantée. Ma balade en pays palaung aussi, j’avais marché et j’étais transportée ailleurs. Enchantée par les montagnes et l’accueil local (et la fraîcheur de la cuisine !), des habitants pourtant fatigués par leurs conditions de vie éprouvantes et la précarité de leur survie, à la merci d’une attaque de l’armée ou d’une milice d’une ethnie rivale (Shan contre Palaung, comme j’ai pu m’en rendre compte au bout de 24h). Là, la vie ne vaut pas cher. Enorme contraste entre la joliesse et le calme des villages d’une propreté méticuleuse, la pudeur et la douceur des habitants, et leur réalité quotidienne. Quand au détour d’une conversation le soir après dîner, on comprend que la situation est tendue, à voir les expressions faciales de ses hôtes, et qu’ici rien n’est acquis, surtout pas le droit de vivre (tranquillement, même isolé).

    Le trajet vers et hors l’Arakan a été terrible. J’ai cru mourir, jamais je ne me suis sentie aussi seule. Sur cette terre à l’histoire cosmopolite et même glorieuse, aujourd’hui déshéritée, meurtrie et ostracisée, j’ai senti une nette hostilité envers ma condition d’Occidentale. Moqueuse, mais franche. Carrément ouverte lorsque je n’ai pu cacher mon épouvante (et ma lassitude) devant ce qui m’attendait pour quitter Mrauk-U. 20 heures de trajet dans un cercueil roulant conduit par de jeunes chauffeurs agressifs, surchargé de gens épuisés et craintifs. Mais j’ai vu Mrauk-U, ses temples d’une beauté bizarre et mystérieuse, ses environs bucoliques, qui pourraient être idylliques en d’autres circonstances. Ce pays est maudit. Tous y souffrent.

    Je m’estime heureuse d’avoir eu 2 guides joyeux, attentionnés et avides de partager et de bavarder, dont une femme. Ils m’ont ouvert une fenêtre sur leur vie pleine d’incertitude, et empreinte de désespoir. Tous les deux m’ont demandé de raconter. Racontez en France ce que vous avez vu ici.

    Avec 2 ans de recul, la réminiscence qui domine mes souvenirs est presque celle d’un mauvais rêve, mâtiné de beauté, de menace et de peur, saturé d’un air malsain, pourtant empreint d’une profonde humanité dans ce qu’elle a de beau, de fragile et de terrifiant. La Birmanie continue de subir l’influence puissante de mauvais génies.

    1. Un grand merci pour ce commentaire passionnant ! On retrouve dans vos mots une grande part de notre ressenti et de nos interrogations. C’est assez paradoxal, mais ce malaise que procure le pays nous donne finalement envie d’y retourner et d’essayer d’aller plus loin.

      1. Bonjour. Je crois que la Birmanie nous jette un sort, elle nous perturbe et nous fascine, avec ses traumatismes et son potentiel. Elle est aussi à une périlleuse croisée des chemins, bataillant ou pas contre ses démons, des faux-semblants, des défis immenses. Moi non plus je n’exclus pas d’y retourner. Mais je ferai les choses très différemment, bien plus encadrées et moins risquées.
        Bons futurs voyages !

  2. Merci de partager ce ressenti de votre passage en Birmanie.
    En ayant quitté les sentiers battus, vous apportez une autre vision du pays.
    Pour notre part, l’impression de tristesse était moins présente, parce que nous avons visité le pays très tard dans la « saison » touristique, pendant la Fête de l’Eau (début avril). Les birmans étaient en congés (semaine fériée) et l’ambiance était festive, même avec des étrangers, très peu nombreux à cette période, et qu’il était manifestement très amusant de tremper le plus souvent possible … Donc, pour nous, des sourires, de la plaisanterie et un peu d’échanges à Mandalay et à Bagan.
    En ce qui concerne le nationalisme, c’est un levier d’oppression utilisé par la junte pour dresser les communautés les unes contre les autres et asseoir son pouvoir, mais il faut reconnaître que c’est aussi un ressort profond de l’histoire politique birmane (ce qui n’excuse rien).
    la Birmanie a été l’un des (le ?) derniers pays d’Asie du sud-est à être colonisé par les anglais (vers 1870) et le premier à s’extraire de l’Empire britannique, avec l’ouverture aux japonais porté par le père de la Dame de Rangoun dans les années 30. Nationalisme qui le poussera à retourner chercher l’appui de Londres lorsqu’il aura compris que l’allié choisi pour l’indépendance se révélait un colonisateur pire que les anglais …

    bonne continuation de voyage, c’est passionnant de vous suivre.

    prenez soin de vous
    Stéphane

  3. Merci pour cet article fort interessant et rédigé avec une grande sensibilité. C’est vraiment agréable et instructif de vous accompagner ainsi dans votre périple. Amitiés.

  4. Une très belle synthèse.
    Je suis admiratif de la manière dont vous « sentez » les pays traversés et de celle avec laquelle , l’un comme l’autre, vous rendez compte de votre ressenti , de vos sentiments.
    En vous lisant j’ai l’impression , dans un certaine mesure , de marcher à vos cotés.

    Continuez… et surtout veillez à préserver vos précieuses personnes.
    JL

Laissez-nous un commentaire :-)